Nature et praxis : l’antinaturalisme sartrien à l’épreuve de l’ontologie lukacsienne

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Pierre-Aurelien Delabre

 

 

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C’est contre une conception mécanique de l’histoire sociale et une réduction des faits sociaux et des hommes à un ensemble de produits passifs qu’il importa à certains représentants du marxisme critique d’opposer un concept fort de praxis entendu comme Sujet et Objet de l’histoire sociale. Or, si l’accent fut légitimement mis sur la capacité humaine à faire l’histoire, rien ne justifia que la subjectivité retrouvée d’un marxisme antistalinien abandonne à la philosophie et à la science stalinienne ou bourgeoise de leur époque toute pensée de la nature. Si la naturalisation de l’histoire sociale implique de facto une justification de l’ordre des choses, une subordination des hommes à l’histoire qui les a engendrés, et qu’en ce sens nous retrouvons aussi bien dans la pensée bourgeoise que dans la pensée stalinienne l’idée que les hommes concrets subissent l’histoire sans la faire, il existe une différence essentielle entre le traitement naturalisant de l’histoire sociale et une compréhension humaine de l’histoire naturelle. Pourtant, ainsi que le note très justement J. B. Forster dans son Marx écologiste, l’antipositivisme extrême de nos philosophes antistaliniens, qui actèrent la séparation radicale de la dialectique des sociétés humaines et de la nature, les conduisirent à envisager l’histoire humaine à partir de son autonomie radicale à l’égard de la nature, reléguant cette dernière dans le domaine exclusif des sciences naturelles, et s’interdisant ainsi de penser l’histoire humaine à partir de son socle naturel et biologique fondamental. Ce que ces philosophes de la praxis avaient saisi, c’était la naturalisation du processus historique et social en vue de justifier certaines pratiques économiques et politiques, et qui renvoie sur le terrain philosophique à une forme d’objectivisme pétrifiant justifiant la double aliénation de la nature par l’homme et de l’homme par la nature. Cette dilution de l’histoire sociale dans l’histoire naturelle, dans une perspective marxiste authentique, doit être comprise et dépassée ; il m’importera cependant d’examiner ici quels peuvent être les effets dévastateurs d’une négation subjectiviste de la nature conduisant au déni du fondement biologique de l’existence et de l’environnement humains. Je me demanderai notamment si une telle négation ne se contente pas de reproduire l’opposition antidialectique comprise dans la double aliénation de l’homme et de la nature, inversant mécaniquement la perspective objectiviste de la pensée stalinienne ou bourgeoise et en accordant désormais à la praxis humaine une toute puissance constitutive. Qu’il s’agisse de la naturalisation de l’homme, engloutissant sa praxis sous la force des choses, ou d’une autonomisation radicale de l’existence humaine abolissant ses fondements naturels et biologiques, ce type d’opposition antidialectique fut sévèrement critiqué par Marx dès ses Manuscrits de 1844 et définitivement balayé dans le Capital par une conception dialectique de la relation entre l’homme et la nature comme relation d’échange et de transformation réciproque. Cette conception implique un postulat fondamental : l’altération, la négation ou la destruction de la nature engendre nécessairement l’altération, la négation, la destruction de l’homme, et réciproquement. L’homme, malgré toute l’autonomie relative des formes de son existence sociale, n’en demeure pas moins un être naturel. Le marxisme, en tant que méthode pour l’action visant l’articulation dialectique d’une connaissance vivante et d’une pratique transformatrice, peut-il se permettre d’abolir le fondement biologique fondamental de l’histoire humaine et de penser le monde social à partir de la position surplombante d’un pur fils de l’Esprit, qu’il soit enfant de la dialectique marxiste ou de la pensée libérale ? Les enjeux politiques d’une telle abolition apparaissent aujourd’hui dans toute la lucidité d’une conscience tournée vers un monde naturel que la phase contemporaine du capitalisme mondialisé est en train de détruire au profit d’un procès productif déconnecté des besoins humains les plus essentiels.

Ma réflexion prendra appui sur deux auteurs faisant l’un et l’autre figure de marxiste hétérodoxe et qui, ayant tous deux retourné le marxisme de Marx contre celui de Staline, ont  pourtant investi à partir des années 1960 deux points de vue antagonistes : si Lukács, dans son Ontologie de l’être social, engage Marx sur le terrain d’une ontologie réaliste intégrant la praxis de l’être social sans pour autant nier les fondements de son être naturel, Sartre adopte, dans sa Critique de la Raison dialectique, le point de vue unilatéral de la praxis et n’envisage la nature que du point de vue de sa totalisation et de sa négation en intériorité et en acte par l’homme. Ces deux œuvres magistrales s’offrent comme deux issues, sur le terrain philosophique, au marxisme pétrifié de leur époque, cherchant l’une et l’autre à définir l’horizon prospectif d’une praxis humaine enlisée dans des chaînes causales sociales et naturelles, et visant pourtant une forme de réalisation et de libération. C’est alors qu’apparaît en des termes nouveaux le problème classique de la liberté humaine et de son rapport à la nécessité, traité comme il se doit sur le terrain du matérialisme dialectique, articulant ainsi à la connaissance des causent qui nous déterminent l’impératif de faire l’histoire dans des conditions matérielles, naturelles et sociales, qui nous précèdent et que nous n’avons pas choisies. Parmi ces conditions, il en existe une apparaissant comme la condition universelle du vivant, celle de tous ceux qui vivent et meurent, et qui s’étend de l’ensemble des organismes vivant à la nature inorganique : il s’agit de ce que nous nommons communément « nature ». L’homme n’échappe pas à cette condition fondamentale, et sa praxis est appelée à se déployer à l’intérieur du cadre naturel et biologique qui détermine sa capacité d’agir et de penser. Dire de la « nature » qu’elle est le cadre de déploiement d’une praxis ne signifie pas que cette dernière demeure enlisée dans la pure répétition des cycles naturels et biologiques, mais que c’est à l’intérieur de ce cadre qu’une praxis se projette, décide et agit. Nous verrons dans un premier temps que Sartre, dans la Critique de la raison dialectique, en adoptant le point de vue unilatéral de la praxis, réduit ce cadre naturel à un ensemble inerte, refusant de le considérer du point de vue de ses dynamiques autonomes. Adopter ainsi, et aussi unilatéralement, le point de vue de la praxis, c’est donc nier la puissance immanente de la vie naturelle, la réduire au statut de mauvaise servante de la puissance d’agir de l’homme. Lukács, lui, refuse de partir de la praxis, et s’il considère bien cette dernière comme en capacité de faire l’histoire, son premier geste est celui d’un engagement réaliste qui le conduit à connaître la praxis à partir du cadre qui détermine son action, la praxis en tant que « position téléologique » à l’intérieur de chaînes causales, naturelles et sociales. Si l’un et l’autre rejettent l’usage réactionnaire de l’idée de nature, s’ils portent tous deux leur intérêt sur la praxis en tant qu’objet et sujet de l’histoire naturelle et sociale, seul l’ « engagement réaliste » lukácsien échappe à l’idéalisme subjectif et à sa reproduction de l’opposition antidialectique de l’homme et de la nature justifiant la suprématie de l’homme sur une supposée matérialité inerte, renvoyant ainsi sur le terrain de l’histoire de la philosophie à l’idéalisme cartésien et à ses héritiers. Nous verrons que Lukács s’arrache aux écueils de la pure philosophie de la conscience tout comme à ceux du matérialisme abstrait en produisant un concept de praxis à la fois matérialiste et dialectique permettant d’éviter l’idéalisme des « fils de l’esprit » tout en refusant le scepticisme naturalisant des « fils de la nature ». Ce double refus apparaît comme la condition de possibilité d’un marxisme en capacité de soumettre sa méthode à la compréhension des enjeux écologiques contemporains.

 

Le cœur de l’affrontement ayant opposé Sartre et Lukács touche notamment aux fondements contradictoires de leur marxisme. S’ils se retrouvent sur le terrain d’une philosophie marxiste non stalinienne, partageant de fait le même type de perspective critique, dont celle d’engager leur marxisme théorique sur les chemins de la praxis, de refuser par conséquent le théoricisme althussérien et la fameuse coupure épistémologique opposant radicalement la science et l’idéologie, il importe d’expliciter ici ce qui constitue le caractère contradictoire de leur marxisme. L’hypothèse préalable est celle d’une implication déterminante de ces fondements dans le développement de leur philosophie, et notamment une disposition inégale de ces dernières à traiter les enjeux écologiques contemporains. Je vais en effet tenter de démontrer que l’ontologie lukácsienne se prête infiniment plus aisément à un traitement des problématiques écologiques que la phénoménologie sartrienne de la praxis. Sartre, s’invitant dans la fameuse polémique interne au champ marxiste et touchant à la question d’une dialectique de la nature, use pourtant d’arguments parfaitement légitimes afin de remettre la dialectique sur ses pieds. Nous verrons cependant que ces arguments, s’ils servent à désamorcer le dogmatisme d’un certain positivisme naturaliste, dont Engels se fait l’un des représentants les plus célèbres dans sa Dialectique de la nature, implique essentiellement l’expulsion hors de son champ d’investigation de la nature entendue comme cadre de tout ce qui est vivant et possédant ses propres lois autonomes.

Selon Engels, deux types de dialectique sont à l’œuvre dans la réalité, une dialectique subjective qui serait à l’œuvre dans la pensée, et une dialectique objective qui serait à l’œuvre dans la nature elle-même. La première ne serait que le reflet plus ou moins exact de la seconde : « La dialectique dite objective règne dans toute la nature, et la dialectique dite subjective, la pensée dialectique, ne fait que refléter le règne, dans la nature entière, du mouvement par opposition des contraires qui, par leur conflit constant et leur conversion finale l’un en l’autre ou en des formes supérieures, conditionnent précisément la vie de la nature» (Engels, 1968, p. 213). Autrement dit, la dialectique objective, celle de la nature, surdétermine la pensée, lui imposant sa forme et son contenu à la faveur d’un reflet ou d’une empreinte. Qu’en est-il de l’histoire des sociétés humaines ? Est-elle également dialectique ? Engels envisage un modèle dialectique général applicable à la nature, aux sociétés, à la pensée. Il s’agit, en somme, d’un concept général de dialectique, comme mouvement réel à l’œuvre dans l’histoire, qui trouve ses lois spécifiques dans la nature, les sociétés, la pensée, mais qui trouve précisément dans la nature son modèle de référence : dans le marxisme engelsien, la nature est surdéterminante, dictant les lois de leur développement à l’histoire et à la pensée. Tout l’édifice théorique repose sur un postulat fondamental : il existerait bien une dialectique à l’œuvre dans la nature. Or, ainsi que le formule Lucien Sève, nous nous trouvons bien ici devant une forme d’« idéalisme objectif qui attribue à la chose la dialecticité de ce mouvement de l’esprit » (Sève, 1989, p. 450). En naturalisant la dialectique, en affirmant que la dialectique est avant tout l’expression d’un mouvement à l’œuvre dans les choses, nous rencontrons deux formes de conséquences désastreuses : la première conséquence étant, comme le souligne Sève,  d’attribuer un mouvement de l’esprit humain à la nature non humaine, projetant ainsi une forme humaine à ce qui n’est « que » naturel ; la seconde étant de déduire de cette dialectique naturalisée les lois du fonctionnement des sociétés humaines, naturalisant en retour l’histoire sociale et la soumettant à une logicité mécanique écrasant sous son déploiement le caractère relativement autonome de formes toujours plus expressément sociales d’existence humaine ainsi que les praxis qui contribuent à les produire. C’est précisément contre l’hypothèse désastreuse d’une dialectique dans la nature que Sartre reconstruit une rationalité dialectique dont dépend nécessairement un agent, une praxis. « Quant à la dialectique de la nature, affirme-t-il à raison, elle ne peut faire l’objet, en tout état de cause, que d’une hypothèse métaphysique. » Une hypothèse métaphysique aux conséquences désastreuses substituant à la « rationalité pratique de l’homme faisant l’Histoire par l’aveugle nécessité antique, le clair par l’obscur, l’évident par le conjoncturel, la Vérité par la science-fiction » (Sartre, 1985, p. 152). C’est tout le sens de l’entreprise sartrienne dans la Critique de la raison dialectique que de définir, sur le modèle de la « critique » kantienne, les conditions de possibilité, les limites et la validité d’une raison dialectique dont l’usage est réservé à la connaissance et l’action humaine. Il s’agit de saisir la dialectique « où elle se donne à voir » (ibidem), dans le mouvement même de la praxis humaine en tant que celle-ci totalise et transforme son environnement matériel, et non dans la nature, terre d’accueil malheureuse des fantasmes et des illusions d’un marxisme purement positiviste et mécanique qui naturalise l’histoire humaine et n’envisage la nature qu’à partir de ce que l’homme y met. Sartre distingue alors un « matérialisme du dedans » qui adopterait le point de vue de la praxis initiant en intériorité le mouvement qui la conduit à totaliser et transformer son environnement matériel, et un « matérialisme du dehors » qui adopterait le point de vue d’une extériorité imaginaire qui bien que soutenue par toutes les parures de la scientificité ne serait qu’une fiction justifiant des pratiques politiques aliénantes. À la façon de l’aliénation religieuse selon Feuerbach, qui voit l’homme devenir l’objet de son objet, l’objet de Dieu, le marxisme dogmatique de Engels et des partisans d’une dialectique dans la nature conduirait les hommes à se faire les esclaves d’une théorie idéaliste de la nature et de la société les amputant de leur possibilité consciente de faire l’histoire. Ou pour le dire autrement, bien que se parant de dialecticité, la rationalité du marxisme dogmatique ne serait qu’une vulgaire interprétation du monde gouvernée par une rationalité analytique réifiante, incapable de saisir la dimension historique du mouvement des sociétés humaines et voilant de mécanisme abstrait l’action transformatrice des praxis faisant l’histoire.

La critique sartrienne de la dialectique de la nature est puissante : elle donne à voir et à comprendre avec rigueur la puissance et les limites d’un type de rationalité qui est tout autant celle de l’histoire humaine que celle permettant de revenir sur cette dernière afin de la comprendre et de la soumettre à la perspective d’une action transformatrice et du projet qui la soutient. Mais si le refus d’envisager la dialectique dans les choses ou dans la nature apparaît comme parfaitement fondé, la phénoménologie sartrienne de la praxis ne donne à voir que le mouvement de la praxis et si celle-ci est bien un élément matériel de l’environnement qu’elle totalise et transforme, ce mouvement de totalisation et de transformation apparaît bien comme une négation de la nature et de son irréductible autonomie. Pour le dire autrement, la nature n’est envisagée que du point de vue de ce qui la nie, en tant qu’ensemble matériel inerte. Si la dialectique est « l’aventure singulière de son objet » (ivi, p. 155), cette aventure n’a d’intérêt que pour elle-même, et tout ce qu’elle rencontre sur son chemin, lorsqu’elle agit dans l’environnement matériel qu’elle transforme, n’est que l’élément antidialectique qu’elle intériorise et dépasse. Dans la mesure où la « matière ouvrée », matière socialement travaillée par l’homme, est susceptible de contrarier la liberté humaine en faisant son retour violent dans le champ de la praxis sous forme de contre-finalité, ce dépassement n’est guère absolu. Mais l’ensemble inerte faisant figure de « nature » est dénué de toute autonomie, et les contre-finalités qui soumettent l’action humaine à la possibilité d’une « sanction » ne sont que l’impact de l’inertie dans le champ de la pratique : « la matière dévoilée comme totalité passive par un être organique qui tente d’y trouver son être, voilà sous sa première forme la Nature » (ivi, p. 195). L’antinaturalisme sartrien tire sa légitimité du refus de projeter une position téléologique dans la nature, mais l’absence de téléologie dans la nature n’implique nullement que cette dernière soit réduite à un ensemble matériel inerte : celle-ci possède des dynamiques autonomes de croissance, de vie, de dépérissement, le tout dans l’activation permanente de tout un réseau de chaînes causales complexes. Et si la nature n’est pas Sujet, sur le modèle du sujet cartésien, tout porte à penser que sa soumission inconditionnelle à l’action des hommes en tant que maîtres et possesseurs de cette dernière conduit non seulement à son altération mais est en voie de condamner l’existence humaine sur sa propre terre.

Mais cet antinaturalisme n’est pas seulement déterminant concernant le statut de la nature au sein de l’édifice philosophique sartrien, il l’est également concernant la conception de la dialectique de l’histoire humaine qu’il implique. En effet, il permet de souligner le caractère prospectif et agissant des praxis dans l’histoire. La rationalité dialectique correspond au mouvement circulaire permettant à l’homme de faire quelque chose de ce qu’on fait de lui. L’homme n’est plus envisagé, comme cela peut être le cas dans le cadre d’un matérialisme dialectique appauvri, comme un pur produit passif de l’histoire : « La découverte capitale de l’expérience dialectique, écrit-t-il, […] c’est que l’homme est « médié » par les choses dans la mesure-même où les choses sont « médiées » par l’homme » (ivi, p. 193). C’est à ce titre que Sartre tient à affirmer l’irréductible singularité d’une aventure singulière en tant que cette dernière s’approprie une somme de détermination : Paul Valery est certes un petit-bourgeois, mais tous les petits-bourgeois ne sont pas Paul Valéry, affirmant ainsi que le parcours d’un homme tient toujours à l’insertion singulière de ce dernier dans son milieu, dans sa classe. Il s’agit là d’une façon d’insister sur la proposition marxienne selon laquelle les hommes font l’histoire à partir de conditions matérielles qu’ils n’ont pas choisies, et qui rend remarquablement compte de la conception matérialiste et dialectique de l’histoire humaine chez Marx, mais ce en portant son attention sur l’individu comme agent originaire de l’histoire. « Toute dialectique historique repose sur la praxis individuelle en tant que celle-ci est déjà dialectique » affirme-t-il, ce qui implique de n’envisager l’histoire que du point de vue d’une subjectivité qui la totalise, et non du point de vue de l’histoire objective (ivi, p. 194). Ce parti pris du sujet sur l’objet permet assurément d’opposer à ce que Gramsci appelait « la loi des grands nombres », et qui contaminait les sociologies de son époque, le pouvoir d’une praxis agissante en capacité d’infléchir le cours des choses, de rendre aux hommes une part de souveraineté au cœur de leur propre histoire. Mais ce parti pris n’est, en somme, que le prolongement des vues marxiennes sur l’histoire en tant que tournée de façon plus explicite sur les individus plutôt que sur les masses. « Notre formalisme, écrit Sartre, qui s’inspire de Marx, consiste simplement à rappeler que l’homme fait l’histoire dans l’exact mesure où elle le fait » (ivi, p. 210).

S’il était nécessaire de combattre la conception « dédialectisante » de la nature et de la société, aveugle quant à la circularité de l’histoire humaine, il apparaît aujourd’hui tout autant nécessaire, nécessité éclairée par les exigences écologiques et politiques du jour, de combattre une conception de la nature entendue comme ensemble pratico-inerte soumis à la puissance négatrice de l’homme prométhéen et justifiant la double aliénation de l’homme et de la nature. Cette double aliénation, identifiée par Marx dès ses Manuscrits économico-politiques de 1844, trouve dans ses œuvres ultérieures et notamment dans le Capital une explicitation éclairante dans le concept de « rupture métabolique ».  Le métabolisme en question désigne l’unité fondamentale de l’homme et de la nature, unité qui n’implique nullement la dilution de la praxis humaine dans l’histoire naturelle et le caractère relatif mais bien réel de son autonomie. Comme le fait très justement remarquer Foster, qui a mené un travail précieux sur les fondements écologiques de la pensée marxienne : « En réalité, la si célèbre « unité de l’homme et de la nature » a, selon Marx, « existé de tout temps dans l’industrie » comme a toujours existé « la « lutte » de l’homme contre la nature. Une approche matérialiste, affirme-t-il, ne saurait nier ni l’une ni l’autre de ces réalités : ni l’unité, ni la lutte, dans la relation de l’homme à la nature » (Foster, 2011, p. 32). Cette lutte de l’homme à l’intérieur du monde naturel au sein duquel il prend inévitablement place et qui le détermine offre à voir de nouveau une conception circulaire et dialectique de l’histoire humaine : « De ce point de vue, conclut Foster, les êtres humains font leur propre environnement, bien que selon des conditions qu’ils n’ont pas entièrement choisies, mais qui leur ont été transmises par la terre et par les générations antérieures, au cours d’une histoire simultanément naturelle et humaine » (ivi, pp. 32-33).

Au cœur de la tradition marxiste, deux types de positions philosophiques se sont ainsi rendus incapables de saisir cette double relation d’unité et de lutte de l’homme avec la nature, et donc la circularité dialectique réelle propre à l’histoire humaine : 1) le stalinisme se caractérise par un matérialisme appauvri dont la dialecticité se voit naturalisée, les sociétés humaines y sont traitées comme le prolongement de l’histoire naturelle, et l’histoire naturelle apparaît comme un ensemble mécanique et le berceau d’illusions projectives ; 2) le marxisme subjectiviste, antipositiviste, qui s’est notamment construit contre le stalinisme et sa réduction des hommes à des produits passifs de l’histoire, donne à voir le primat de l’histoire sociale sur l’histoire naturelle, négligeant les fondements biologiques et naturels de l’existence humaine ; Sartre apparaissant comme un illustre représentant du second courant. Et si le stalinisme a notamment justifié l’exploitation et la négation massive de la terre et des hommes afin de servir les causes du « socialisme réel », le second courant, bien qu’ayant apporté des pierres importantes à la critique du stalinisme comme système politique, économique et philosophique, a trop souvent négligé les enjeux écologiques en donnant raison à une conception de l’homme ou de la praxis comme pure puissance de négation de la nature. L’Ontologie lukácsienne apparaît comme le plus juste prolongement de Marx et de sa conception de la double relation d’unité et de lutte de l’homme avec la nature, relation renvoyant à son hypothèse d’un métabolisme complexe au sein duquel l’homme conquiert sa part d’autonomie à l’égard de la nature sans pour autant lui échapper. Le concept lukácsien d’« autonomie relative » rend parfaitement compte du développement de formes d’existence humaine toujours plus sociales mais ne cessant jamais de reposer sur des fondements naturels et biologiques. Faire dialoguer Marx/Lukács avec Sartre permet donc d’articuler à la phénoménologie sartrienne de la praxis, faisant droit à la praxis en tant que toujours fondée en intériorité, c’est-à-dire en tant que partant toujours d’elle-même pour construire l’objectivité de son monde, une véritable ontologie critique permettant d’articuler les différents niveaux de l’être, social et naturel, et ce afin de construire une connaissance réaliste du monde social et naturel qui permette d’affronter des enjeux politiques et écologiques contemporains de la phase actuel du capitalisme et de son exploitation toujours plus féroce de la nature et des hommes. Si la phénoménologie sartrienne de la praxis s’offre comme une méthode permettant d’accéder à l’intelligibilité de la praxis, celle-ci n’offre en effet qu’une conception appauvrie de la nature et assume un désintérêt pour la vie inorganique qu’elle aplanit sous une forme générale et homogène, sans considération aucune pour la richesse de ses développements. Dans son Ontologie de l’être social, Lukács revient sur les « progrès » que Sartre accomplit vers le marxisme, tout en considérant que les racines phénoménologiques de sa pensée la privent de l’ « engagement réaliste » lui permettant d’accéder à une connaissance réaliste. Le philosophe hongrois identifie les origines d’un tel aveuglement chez Husserl qui, au tout début de ses Recherches logiques, écrit que : « La question de l’existence et de la nature du « monde extérieur » est une question métaphysique. » Tout ce qui échappe au fondement subjectif de la réalité objective est donc exclu du champ d’investigation de la phénoménologie husserlienne. Mais ce mouvement de retrait ou de suspension, précédant la reconstruction d’une objectivité à partir d’un sujet, d’une conscience ou d’une praxis, se retrouve aussi bien chez Descartes que chez Sartre. Et si un savoir sur la nature est bien évidemment possible de leur point de vue, celle-ci n’est envisagée que sous la forme d’un objet purement humain, fondant ainsi l’affirmation cartésienne selon laquelle l’homme serait maître et possesseur de la nature. Non seulement l’écart est creusé entre le monde de la conscience humaine et celui de la réalité naturelle objective, mais cet écart affirme une souveraineté absolue et une légitimité indétrônable de l’action humaine sur cette dernière, sombrant dans le principal écueil de la philosophie prométhéenne lorsqu’elle tend à justifier un « développement aveugle de la technique et de l’industrialisation, aiguillonné par l’appétit du profit, qui met en péril notre rapport à la nature et la nature elle-même» (Hadot, 2004, p. 138) . Si la conscience intentionnelle husserlienne implique bien son objet, cet objet dépend entièrement de la conscience, et en tant qu’objet humain la nature n’est donc rien d’autre qu’une propriété humaine. Cela conduit, selon Lukács, à l’évanouissement de la consistance ontologique de l’être naturel, et la perte du sol naturel sans lequel une histoire humaine serait incapable de se déployer. Cette dépendance absolue de la nature à la conscience qui la fonde est cause de sa relégation dans le domaine métaphysique chez Husserl, et de son homogénéisation idéaliste sous forme de pure structure d’inertie chez Sartre.

Selon Lukács, une autre racine de l’idéalisme sartrien est à chercher chez Heidegger : « Heidegger dit en effet souvent, ouvertement, écrit-t-il, qu’il considère l’homme, le Dasein, et l’homme seulement comme le point de départ de l’ontologie » (Lukács, à paraître). C’est en effet toujours sur le terrain du Dasein, cet être jeté dans le monde, que peut se déployer « quelque chose d’ontologique ». Si la nature existe, c’est en tant qu’elle se déploie à l’intérieur-même des catégories existentiales de ce dernier, privée de toute consistance ontologique et donc d’autonomie. Que la nature soit une partie constitutive de l’être social, précise Lukács, « cela contient, de manière très relative, une certaine vérité, dans la mesure où « l’échange matériel avec la nature » est, fondamentalement, un facteur important de l’être social. » Mais, ajoute-t-il immédiatement, « la nature est toujours, indépendamment de ce rôle social qui est le sien, quelque chose qui existe déjà, et doit faire pour cette raison l’objet de recherches ontologiques autonomes. Dépouillée de cette autonomie, conclut-il, elle n’est plus que l’objet de manipulation sociale » (ibidem). L’ontologie heideggérienne, sous ses airs réalistes, couvre un refus radical de s’intéresser à la nature et à l’histoire. Elle fixe la scène socio-historique dont elle est la spectatrice mélancolique et lui donne une épaisseur ontologique abstraite, coupée de l’histoire et de la nature. Incapable de reconnaître le travail comme le modèle originaire de toute activité humaine, et comme relation d’échange réciproque entre l’homme et la nature, elle ampute la base naturelle de l’existence humaine tout comme le caractère socio-historique de ses développements.

L’ « abstraction philosophique » (ibidem)  dont se rend coupable Sartre selon Lukács, et qui trouverait sa source dans la phénoménologie husserlienne et dans l’existentialisme heideggérien, renvoie aux fondements de sa méthode. Si le marxisme de l’un et de l’autre est contradictoire, c’est que leur méthode l’est tout autant. Sartre considère que l’objectivité est nécessairement initiée en intériorité, qu’elle dépend d’une praxis ; Lukács envisage l’exigence philosophique de sa méthode comme un véritable « engagement réaliste » qui implique d’essayer de saisir et d’articuler les déterminations réflexives présentes à tous les niveaux de l’être, naturel et social. Et si le chercheur est nécessairement engagé sur une position téléologique déterminée par sa classe et son histoire, il doit être capable de saisir des lois qui dépendent d’une réalité indépendante de sa conscience. Sartre, écrit-il, cherche à se prémunir « contre une acceptation d’une nature ayant ses propres lois, et qui, en tant qu’existant immanent, aurait une dynamique complétement indépendante de l’homme » (ibidem). Mais ce qui est valable pour la nature l’est également pour l’histoire des sociétés humaines, où Sartre refuse de reconnaître la priorité ontologique de l’être sur la conscience. Il n’est d’objet que pour la conscience. L’histoire, qu’elle soit naturelle ou humaine est donc un pur produit humain. À ce titre, la phénoménologie sartrienne de la praxis refuse l’existence d’une réalité objective qui ne soit initiée en intériorité, et passe à côté du caractère dynamique de la nature et des sociétés, de la puissance de leurs déterminations objectives, pour consolider une vision de l’homme et de la praxis en tant que puissance d’indétermination. Reconnaître avec Marx que les hommes font l’histoire dans des conditions intérieures qu’ils n’ont pas choisies n’implique pourtant aucunement de dénier le caractère surdéterminant des conditions objectives d’existence, tout comme cela n’implique nullement d’abolir la possibilité pour ces mêmes hommes de faire quelque chose de ce qu’on a fait d’eux, pour reprendre la formule de Sartre dans son Genet. Mais précisément, et c’est tout ce qui fait la force et les limites de la phénoménologie sartrienne, celle-ci prend le parti de l’individu et de la conscience, alors que Marx et Lukács ne cessent jamais de penser la puissance de la praxis à l’intérieur de l’histoire objective.

Ce primat sartrien de la conscience sur l’être, que l’on rencontre dès les premières œuvres du jeune Sartre, est fondé sur le refus de toute substantialisation de l’être, alors que l’interprétation lukácsienne de Marx repose sur une catégorie forte d’être en tant que reposant sur une substance dynamique. Il est extrêmement important d’insister sur le caractère dynamique de la substance ontologique de Lukács : « Cette transformation du concept de substance jusqu’à là statique en un concept dynamique, celui de la dégradation, au nom de la seule et unique substance, du monde des phénomènes dans la substantialité des complexes dynamiques extrêmement différents entre eux, peut exprimer philosophiquement tous les nouveaux acquis de la science, mais elle peut en même temps rejeter au loin tout relativisme pur, tout subjectivisme » (ibidem). En formulant ainsi un concept de substance dynamique, Lukács permet d’entrevoir une continuité historique dans le développement des sociétés humaines, ce à quoi Sartre répond qu’il est absurde de substantifier le processus, préférant envisager l’histoire comme un redéploiement perpétuel des praxis totalisantes. Le point de vue de la totalité qu’épouse alors Lukács serait-il comme le suggère Sartre le point de vue de Dieu ? Selon Sartre, l’histoire n’a de sens qu’en tant qu’elle apparaît à l’homme comme sa condition fondamentale et originaire, et le point de vue de la totalité, dans la mesure où il impliquerait de « nous désituer à par rapport à tout » (Sartre, 1985, p. 790), serait une dénégation de l’agent qui la fonde, et l’abolition sous un modèle constitué de la praxis et de sa raison constituante. Autrement dit, la nature, en tant qu’elle posséderait ses propres lois autonomes, indépendantes de la praxis humaine, et dans la mesure où elle impose les lois de son développement à l’homme, à son être social et matériel, est donc niée. Et ce qui pose problème quant à la nature, nous le retrouvons dans l’histoire humaine : si cette dernière ne possède pas d’être propre, indépendante des hommes qui la totalisent, elle n’a donc aucune continuité. Il importe de préciser qu’il ne s’agit nullement pour Lukács d’une continuité linéaire et abstraite, reflet d’un progrès continu de la raison dans l’histoire, mais bien d’une continuité dans la discontinuité. De même, les sociétés humaines ne sont guère homogènes, mais apparaissent comme des « complexes de complexes » hétérogènes et dynamiques. Autrement dit, l’ontologie lukácsienne est portée par une conception de la substance qui évite la pétrification sur le terrain de la connaissance du reflet que l’homme est en mesure d’avoir de lui-même et de son histoire. Seulement, elle implique de refuser la toute-puissance du caractère constituant de la conscience humaine pour envisager la praxis à l’intérieur d’une histoire qu’elle est en capacité, non pas d’inventer, mais de transformer. L’expérience dialectique sartrienne se rend impuissante à saisir l’objectivité des faits réels dans la réalité objective, elle se rend également incapable d’envisager une perspective politique actant l’objectivité et l’indépendance de la nature à l’égard de l’homme, et de se confronter ainsi aux enjeux écologiques contemporains. Si la nature objective n’a aucune consistance ontologique, si elle s’évapore comme un mirage dès lors que l’homme détourne son regard d’elle, comment affronter les enjeux bien réels qui se posent aujourd’hui à nous en tant qu’être naturel dont les formes d’existence et de production lui portent atteinte, et qui, en lui portant atteinte, mettent inévitablement en danger nos propres conditions d’existence et de production.

La nature prend donc chez Sartre la forme d’une matérialité massive et anti-sociale, apparaissant comme le moment nécessaire et antidialectique de la praxis. L’antiphysis des praxis individuelles est la condition du développement des formes humaines d’existence, mais ce passage creuse l’écart opposant le monde naturel et celui des hommes, masquant ainsi l’irréductible unité de l’un et de l’autre. Si Sartre prend le parti de la lutte de l’homme contre la nature, Lukács réaffirme la conception marxienne d’un métabolisme mettant en scène la relation complexe d’unité, de lutte et d’échange qui lie l’homme à la nature, cette conception impliquant la reconnaissance de la nature existant en-soi, indépendamment de toute praxis et de toute conscience. Sartre (« fils de l’esprit », dirait Mann, 1999), cherche à élever l’homme vers les cimes de sa liberté, mais cette élévation apparaît comme un acte de négation ou de dénégation de la nature, qu’il s’agisse de son environnement ou de soi en tant qu’être naturel. Mann opère une critique percutante de ses « fils de l’esprit » dont l’élévation dépend d’une telle négation, qu’il associe à l’héritage romantique et qu’il oppose aux « fils de la nature », Goethe et Tolstoï notamment. Ces derniers privilégieraient un réalisme raisonnable leur permettant de connaître et de reconnaître leur propre nature, et de persévérer dans leur être, sans nier leur nature mais en la réalisant. « Lorsque Goethe voyait, écrit-il, en disciple de Spinoza, une invention anthropomorphique dans la théorie des causes finales de la nature, il s’éloignait de la conception émancipatrice qui rapporte théologiquement tout à l’homme et voit dans l’art un serviteur de l’humanité » (ivi, p. 110). La méthode objective de Goethe, opposée notamment à la méthode subjective de Schiller, est à rapprocher de l’engagement réaliste de Lukács. Lukács admirait le réalisme de Mann qu’il considérait comme un écrivain majeur capable de rendre compte de la complexité de la conscience bourgeoise de son époque et des contradictions qui la traversait. Pour autant, lorsque Mann théorise ce réalisme, il demeure en-deçà de ce qu’il réalisait dans ses romans, et son « réalisme théorique » s’apparente plutôt à une forme de naturalisme septique, opposant d’une façon antidialectique l’esprit à la nature, nature et esprit se cherchant l’une et l’autre, investissant sans le dépasser le stade nietzschéen de la joute. L’humanité serait ainsi traversée par une quête perpétuelle, sans aucune perspective de résolution, la résolution dialectique apparaissant comme une chimère de l’esprit qui objective la nature en la soumettant. Mann n’envisage l’humanité que comme une figure abstraite parcourue de conflits insolubles ; Lukács, en marxiste authentique, la conçoit comme « ensemble des rapports sociaux », et les conflits qui la parcourent comme des conflits sociaux. Mais surtout, le matérialisme de Mann, soutenu par un spinozisme goethéen dans le champ du savoir et de l’éthique, et par une conception nietzschéenne du conflit, refuse d’envisager ici – nous sommes en 1922, ses positions postérieures méritent d’être examinées – une perspective d’émancipation. La liberté n’est, selon lui, qu’une « fierté dictatoriale de l’esprit » (ivi, p. 63), et qu’il s’agisse d’éthique, de politique ou d’art, le seul acte raisonnable et possible n’est qu’un acte de réserve, et non de décision. Ce qui me semble faire cruellement défaut au matérialisme de Mann touche ici à l’absence d’une conception matérialiste de l’histoire en tant que circulaire et dialectique, qui fait les hommes dans l’exacte mesure où les hommes la font. La perspective, la décision, l’acte de transformation, la réalisation, ces différents moments de la praxis, trouvant dans le travail son modèle privilégié, ne sont pas des actes abstraits, ils contribuent à faire l’histoire humaine. En tant que spinoziste, et par la médiation de l’interprétation goethéenne de Spinoza, il n’entrevoit la liberté que dans le champ du savoir, et non de la praxis. Est libre, chez Spinoza, celui qui connaît les causes qui le déterminent. Cette connaissance est indispensable, mais elle n’est, au cœur de la méthode marxiste, méthode pour l’action, qu’un moment de la praxis. Sartre, en épousant souverainement le point de vue de la praxis, concentre toute son attention philosophique sur l’acte humain de la liberté, et minore celui de la connaissance de la réalité existante en-soi, qu’elle soit naturelle et sociale ; le « réalisme théorique » de Mann privilégie l’acte de réserve et la connaissance passive de l’histoire, occultant ainsi le pouvoir de la praxis. Son « réalisme théorique » s’apparente donc à une forme de description naturaliste, fort éloignée de ce qu’il produit pourtant dans ses romans, et notamment dans la Montagne Magique, écrit pourtant à la même époque de sa vie. Occulter la possibilité concrète de faire l’histoire, c’est cependant passer sous silence un fait irréductible, celui de l’histoire humaine en tant que produit des hommes concrets qui la font. Lukács, sur les traces de Marx, opère l’unité dialectique de la théorie et de la pratique, et c’est tout le sens de la dernière thèse sur Feuerbach qui invite à connaître et à agir : « Les philosophes bourgeois n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, mais il s’agit aussi de le transformer. » Il est nécessaire de connaître le monde si nous souhaitons agir dans le sens de son émancipation. Connaître le monde implique de connaître les lois qui sont le reflet de ses développements réels, qu’il s’agisse des lois de la nature ou des lois de l’économie capitaliste. Mais cet acte de connaissance ne doit pas se faire la plate photographie d’une objectivité figée, la totalisation doit être ouverte et dynamique, et intégrer la capacité pratique de l’homme à agir au cœur de chaînes causales déterminées. Parmi ces chaînes, il en existe qui sont naturelles, et devant lesquelles il importe de faire preuve d’humilité. Le développement des sciences dites naturelles, reposant sur une ontologie générale de l’être, articulant dialectiquement ses différents niveaux, naturels et sociaux, est nécessaire si nous voulons construire un monde débarrassé de l’exploitation. Il ne s’agit pas de se prosterner devant notre mère nature, réduits au silence devant la puissance de ses caprices, mais de connaître et de reconnaître l’irréductible fondement naturel et biologique de notre existence, et la base naturelle sur laquelle nous édifions nos sociétés. Non pour se taire, mais pour agir, déterminés et conscients des enjeux écologiques qui devront se greffer aux perspectives du nouveau sujet révolutionnaire. L’exploitation de l’homme et de la nature participant d’une logique commune, la réappropriation des rapports sociaux et celle de la nature devront également être pensées conjointement. Qu’il s’agisse d’une émancipation touchant à la nature instinctuelle de l’homme en tant que cette dernière est façonnée par la rationalité économique et par sa loi du rendement, ou encore de l’environnement humain et des logiques mortifères liées à son entière subordination à un Capital maître et possesseur de la nature, il importera de lier dialectiquement la problématique de la lutte à celle de l’unité. Dans un cas comme dans l’autre, les partis-pris exclusifs et aveugles de la lutte ou de l’unité tendent, soit à naturaliser l’histoire humaine et à neutraliser les praxis, soit à surestimer le pouvoir des praxis et à nier la nature. Ces partis-pris peuvent être de droite ou de gauche, sacrifiant toujours une forme de développement au profit d’un autre, et s’engageant sur le terrain idéologique en faveur du progrès ou du conservatisme. Une telle cristallisation de l’opposition nature/progrès ne peut guère être plus éloignée de la conception marxienne et marxiste de la relation liant l’homme à la nature, et bien qu’elle ne cesse de parcourir encore la gauche française à travers l’opposition notamment des partisans de la réindustrialisation  aux militants d’un fort naïf « retour à la terre », nous pouvons légitimement penser qu’une conscience de classe écologiste est en train de se former. En France, dans le cadre du mouvement contre la Loi travail, ces derniers mois ont vu émerger, sur les places notamment, une volonté d’articuler aux enjeux sociaux de la lutte de nouveaux enjeux écologiques. Et là où il y a une volonté, il y a un chemin.

Bibliographie
Engels, F. (1968), Dialectique de la nature, traduction de E. Bottigeli. Editions sociales, Paris.
Hadot, P. (2004), Le voile d’Isis, Folio, Paris.
Foster, J.B. (2011), Marx écologiste, traduction de A. Blanchard, J. Gross et C. Nordmann, Éditions Amsterdam, Paris.
Lukács, G., Ontologie de l’être social, I, traduction en cours de publication aux éditions Delga.
Mann, Th. (1999), Goethe et Tolstoï, traduction d’A. Vialette, Payot, Paris.
Marx, K., Philosophie, 1982, édition établie et annotée par M. Rubel, Gallimard, Folio essai, Paris.
Sartre, J.-P. (1985), Critique de la raison dialectique, Tome I, Éditions Gallimard, Paris.
Sève, L. (1980), Introduction à la philosophie marxiste, Éditions sociales, Paris.

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