Clotilde Leguil
Abstract: If the desire for recognition could have been considered by Lacan as crucial for the analytic experience understood as a dialectical process, it was destined to be overrun by the post-structuralist lesson of the Sixties. By the same time Lacan deploys a new orientation of psychoanalysis towards the real, he detaches himself from a desire for recognition that does not testify to the logic of the drive presiding over the symptom. I then show how Lacan moves from a dialectics of recognition to a dialectics of the drives, in which it is no longer a question of recognition or misrecognition, but rather of enjoyment and separation. In his final works Lacan argues that the symptom has an existential kernel which no longer refers to any desire for recognition but reveals a specific bodily appropriation of the parlêtre. Given that the desire for recognition is inaccessible to any actual satisfaction as the lack-of-being is irresolvable, we move from a Hegelian Lacan to a Sartrean Lacan to arrive at the end of this path with an almost Plotinian Lacan – considering that even before the being there is a One from whose unary kernel all ontology originates.
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Si le concept de reconnaissance fait son retour sur le devant de la scène intellectuelle depuis le début du XXIe siècle au sein de différents courants de la philosophie contemporaine, comme le courant du care (dont Joan Tronto et Caroll Gilligan[1] sont les représentantes aux Etats-Unis, Sandra Laugier en France) prônant « une reconnaissance authentique de nos vulnérabilités[2] » comme facteur d’une nouvelle politique, le courant de l’animalisme revendiquant la reconnaissance d’un droit de l’animal, ou encore le courant des gender’s studies que l’on peut lire tout entier comme un effort pour faire reconnaître le genre en tant que construction sociale, ce concept paraît paradoxalement un peu daté en psychanalyse. La psychanalyse lacanienne dans sa version post-structuraliste ne fait pas de la reconnaissance le cœur de l’expérience analytique. Bien que le désir de reconnaissance puisse être un point d’entrée dans la cure, bien que la demande d’être reconnu en tant que sujet et la souffrance de ne pas parvenir à l’être, puissent contribuer à la mise en route du processus analytique, ces différentes modalités de la reconnaissance ne constituent pas, pour Lacan à partir du début des années soixante, le fin mot de la psychanalyse.
Néanmoins pour saisir le sens de cette dévaluation de la question de la reconnaissance, il faut aussi rendre compte de ce qui l’a précédée chez Lacan lui-même, à savoir une conception de la cure analytique en termes de désir de reconnaissance et de reconnaissance du désir. Pourquoi Lacan s’est-il alors éloigné de cette première conception de l’expérience analytique ? En quel sens la dialectique de la reconnaissance et de la méconnaissance est-elle remise en question par Lacan qui s’affranchit, au fur et à mesure de son élaboration, de ce paradigme hégélien, pour faire valoir une autre approche du symptôme, à partir de la pulsion et du ratage ? Pourquoi est-il nécessaire de dépasser le moment de la reconnaissance afin d’avancer vers ce qui ne relève plus seulement d’une demande adressée à l’Autre mais d’une exigence de jouissance qui n’entend pas le discours de l’Autre ? S’interroger sur le statut de la reconnaissance en psychanalyse, c’est alors s’interroger sur l’inconscient, le désir et la jouissance comme terme qui excède l’ordre symbolique. En dernier ressort, la reconnaissance renvoie toujours au désir d’être. Mais ce désir masque un terme plus irréductible qui est de l’ordre de notre rapport même à l’existence.
Pour appréhender ces changements de statut de la reconnaissance chez Lacan, on peut distinguer quatre grands moments de son élaboration. Dans un premier moment, celui de Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse[3] en 1953, Lacan considère la reconnaissance comme le concept adéquat pour rendre compte de l’enjeu de la cure analytique. La parole pleine opposée à la parole vide est celle qui permet au sujet d’advenir, de se faire reconnaître, par-delà les mirages de l’imaginaire. Dans un second moment, celui de L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud[4] en 1957, du Séminaire V sur Les Formations de l’inconscient[5] en 1957-1958, la dimension de la reconnaissance continue d’être prégnante dans la conception lacanienne de la cure analytique mais s’y adjoignent les concepts de phallus et de manque, qui modifient quelque peu le schème initial de la reconnaissance au sein d’une intersubjectivité possible. Dans un troisième temps, dont le Séminaire de 1962-1963 sur L’Angoisse[6] est le cœur, s’inaugure une nouvelle approche de la cure qui renverse radicalement le paradigme de la reconnaissance. Au point que Lacan peut affirmer que l’Autre est celui qui ne me reconnaît pas, non pas au sens d’une méconnaissance mais au sens d’un manque irréductible de médiation entre le sujet et l’Autre. C’est un manque que le signifiant ne peut pas combler car ce manque relève d’un autre régime que celui du symbolique. Le désir de l’Autre n’est alors plus tant ce que je désire pour être reconnu que ce qui m’angoisse. L’élaboration du concept d’objet a conduit Lacan à concevoir le sujet à partir du corps qu’il a et de ce qui est à jamais perdu pour lui avec l’entrée dans le monde du signifiant. Enfin, en un quatrième moment, celui du Séminaire XI sur Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse[7] en 1964, Lacan approfondit l’idée d’une non-reconnaissance en proposant une nouvelle conception du manque adossé à la répétition, à partir de la pulsion et du réel.
On peut considérer les deux premiers moments comme appartenant à un même temps qui est celui du Lacan structuraliste reconnaissant lui-même l’ordre symbolique comme la structure du réel, les deux suivants comme inaugurant un nouveau moment de l’enseignement de Lacan remettant en question la souveraineté de l’ordre symbolique et la puissance du signifiant. Le tout dernier enseignement de Lacan, tel que Jacques-Alain Miller l’a nommé et commenté dans son cours L’Orientation lacanienne[8], constitue un moment conclusif qui permet d’apercevoir en quel sens le concept de l’Un se substitue à celui de l’Être. Du même coup le paradigme de la reconnaissance du désir apparaît comme dépassé, et Lacan « s’en déleste[9] » en opérant « un déplacement ontologique de la reconnaissance du désir à sa cause[10] » puis de la cause du désir à la jouissance du corps. Le nouveau paradigme de la réitération de Jouissance, ne s’adressant à aucun Autre mais relevant d’une exigence pulsionnelle, ne relève plus du régime de la reconnaissance et de la méconnaissance, mais de ce que J.-A. Miller a défini comme une existence sans essence.
Au sein de ce parcours examinant les différents statuts de la reconnaissance dans l’enseignement de Lacan, on passera d’un autre à l’Autre, soit de l’autre imaginaire à l’Autre symbolique au sein des deux premiers moments, puis d’un Autre à l’autre, soit du grand Autre à l’objet a au sein des deux moments suivants, puis enfin de l’Autre à l’Un, au sein du tout dernier enseignement de Lacan qui délaisse l’ontologie pour faire valoir l’existence de la jouissance qui ne répond plus à la logique de l’être et du manque à être. Le corps du parlêtre devient l’Autre du sujet. Et la jouissance de ce corps existe sans se soucier d’être reconnue. Le corps du parlêtre est un Autre si radicalement Autre, si étranger au sujet lui-même qu’il n’a plus rien d’hégélien, plus rien d’une autre conscience de soi ou d’un sujet qui parle, puisque c’est un Autre qui ne parle pas, se tait, mais est pourtant bien présent. C’est alors à une nouvelle pratique de la psychanalyse, par delà le désir de reconnaissance, que conduit la question de la jouissance du corps du parlêtre. Cette jouissance est repérable, apte à être circonscrite, mais impossible à dépasser totalement car elle est de l’ordre d’un noyau existentiel qui signe le mode sur lequel le parlêtre s’approprie la vie.
La reconnaissance et le temps du sujet
Revenons au temps inaugural, au sein duquel la dialectique de la reconnaissance et de la méconnaissance a toutes ses lettres de noblesse dans l’enseignement de Lacan. Précisons tout d’abord que le concept de reconnaissance a été introduit en psychanalyse par Jacques Lacan, en même temps qu’il y importait les concepts du structuralisme et certains concepts de la philosophie, comme celui de « sujet », afin de remettre l’inconscient freudien sur le devant de la scène analytique. La reconnaissance est coordonnée à l’idée que l’inconscient doit être conçu à partir de la fonction de la parole et du champ du langage, et par conséquent qu’il peut être défini comme un sujet qui parle. C’est tout l’enjeu du Discours de Rome de Lacan, ainsi que du Séminaire II sur Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique de 1954-1955.
En effet, bien que Lacan s’appuie sur Freud et sur l’exigence d’un retour à la lettre du texte freudien, on ne trouve pas de véritable mise en valeur du concept de reconnaissance chez l’inventeur de la psychanalyse. Du moins ce concept n’est-il pas isolé comme tel par Freud. Il s’agit d’une proposition de Lacan qui puise dans la philosophie de Hegel (relue par Alexandre Kojève) afin d’apporter un nouvel éclairage au texte freudien. C’est en effet A. Kojève, dont Lacan a suivi les cours à l’Ecole Normale Supérieure de 1933 à 1939, qui a souligné comme centrale dans sa reprise de la Phénoménologie de l’esprit[11], la dimension de la reconnaissance dans la problématique hégélienne de la conscience. Toute conscience n’accède à la pleine réalisation d’elle-même que si elle est reconnue par une autre conscience à laquelle elle s’est affrontée. C’est le sens de la dialectique du maître et de l’esclave, qui constitue un des moments fondateurs de l’odyssée de la conscience. Le désir, dans son essence même, est alors défini comme désir d’être reconnu par autrui et l’Aufhebung hégélienne au niveau de la conscience peut être déclinée comme avènement de la conscience de soi grâce à la reconnaissance par une autre conscience. Le désir est ainsi désir de reconnaissance, et en ce sens désir du désir de l’Autre[12], soit désir de son désir, désir de ce que l’Autre désire, mais surtout désir d’être désiré par l’Autre.
Quel usage Lacan fait-il exactement du concept de reconnaissance en psychanalyse ? Pourquoi va-t-il chercher dans la philosophie de Hegel, qui n’a rien à voir avec l’inconscient et la psychanalyse freudienne, les concepts de dialectique, de reconnaissance et de méconnaissance ? L’intention de Lacan est de redonner à la psychanalyse son sens originel, à savoir celui d’une expérience de l’inconscient. En effet, il lui apparaît dans les années cinquante, que la psychanalyse postfreudienne s’est éloignée du sens inaugural de la découverte, en se diluant dans une egopsychology ayant abandonné toute référence aux concepts les plus vivants de Freud, ceux d’inconscient et de sexualité.
Il y aurait ainsi eu comme un amortissement des conséquences de la découverte de l’inventeur de la psychanalyse, de par l’effet de routinisation engendré par la pratique elle-même qui ne s’appuie plus tant sur des concepts solides que sur des dogmes et des règles se substituant à la pensée de la pratique elle-même. A ce courant que Lacan considère comme une déviation, où la psychanalyse se perd et devient une forme de psychologie générale valorisant la recherche de meilleures relations avec l’entourage et un rapport plus satisfaisant avec la réalité, Lacan oppose le sens véritable de la cure qui porte, non pas sur le moi et ses conflits avec la réalité, mais sur l’inconscient et son message. Ainsi affirme-t-il que « le symptôme se résout tout entier dans une analyse de langage, parce qu’il est lui-même structuré comme un langage, qu’il est langage dont la parole doit être délivrée[13] ». Le symptôme doit être conçu à partir de l’inconscient comme une chose qui parle et qui cherche à se faire reconnaître au sein du discours du sujet. La dialectique de la reconnaissance est donc introduite par Lacan en psychanalyse afin de restituer à l’analyse sa signification d’expérience symbolique par-delà toutes les mystifications consistant à rechercher une plus grande maturité libidinale et un rapport plus conventionnel à la réalité.
C’est ainsi comme expérience de parole qu’il faut concevoir la psychanalyse si l’on ne veut pas perdre de vue sa puissance symbolique. Si l’interprétation peut avoir une efficacité sur le symptôme, soit sur la souffrance du sujet, c’est bien en tant qu’action symbolique, en tant qu’acte de parole qui fait exister le désir du sujet en manque de reconnaissance. Et en 1953, ce qu’il s’agit de reconnaître, c’est le chapitre censuré de l’histoire du sujet, qui prive ce dernier d’un savoir sur lui-même et sur son passé. C’est le sens de la parole pleine, dont la dimension d’anamnèse a un pouvoir cathartique, à l’opposé du discours du moi, vide d’histoire et de signification,. Ainsi « ce que nous apprenons au sujet à reconnaître comme son inconscient, c’est son histoire, – c’est-à-dire que nous l’aidons à parfaire l’historisation actuelle des faits qui ont déterminé déjà dans son existence un certain nombre de « tournants historiques »[14] ». Cette historisation ne renvoie pas à un rapport à la réalité mais à un rapport à la vérité, à une découverte du sens inconscient dont le signifiant, de par son équivocité, est porteur.
La libération de la parole du symptôme est alors avènement du désir du sujet. La reconnaissance n’est donc pas de l’ordre du « care », du souci, et de l’exigence d’accueil des vulnérabilités d’autrui, mais d’ordre symbolique. C’est dire que la bienveillance, bien que nécessaire, n’y suffit pas. Car la reconnaissance se produit dans le champ du langage, avec des signifiants. Elle porte ainsi sur le désir en tant qu’il est d’ordre symbolique. Lacan affirme que « ce désir lui-même, pour être satisfait dans l’homme, exige d’être reconnu, par l’accord de la parole ou par la lutte de prestige, dans le symbole ou dans l’imaginaire. L’enjeu d’une psychanalyse est l’avènement dans le sujet du peu de réalité que ce désir y soutient au regard des conflits symboliques et des fixations imaginaires comme moyen de leur accord, et notre voie est l’expérience intersubjective où ce désir se fait reconnaître[15] ». En 1953, Lacan conçoit ainsi la cure comme une expérience intersubjective, au sein de laquelle le désir du sujet attend d’être reconnu. La lutte de prestige est une modalité imaginaire du processus de la reconnaissance. Ce n’est pas celle de la psychanalyse. La reconnaissance que confère l’expérience de l’analyse est d’ordre symbolique, et fait être le désir en l’énonçant.
Si le désir de reconnaissance est inconscient, c’est que le sujet qui parle n’est pas entendu et ne s’entend pas lui-même. Le symptôme est cette parole en manque de destinataire. Lacan reformule le sens du refoulement freudien en l’articulant à partir des paradoxes propres aux relations de la parole et du langage. Il ne suffit pas de parler, pour parler de son désir et le connaître, car le langage est un ordre auquel le sujet est assujetti et il y est parlé lui-même plus qu’il ne parle. Ce paradoxe prend des formes différentes dans la folie et dans les névroses. Si dans la folie, « il nous faut reconnaître, (…), la liberté d’une parole qui a renoncé à se faire reconnaître[16] », au sens où quelque chose du rapport à l’Autre n’opère plus dans le délire qui parle tout seul, en revanche dans les névroses, « le symptôme est ici le signifiant d’un signifié refoulé de la conscience du sujet[17] », et c’est en le déchiffrant comme signifiant que l’interprétation libère le sens caché de celui-ci et reconnaît le désir qui s’y articule. Ainsi, l’analyse est une expérience de parole, qui arrache le sujet au champ de l’imaginaire (lequel est aussi celui de la méconnaissance) et le fait accéder à son propre désir.
Lacan peut alors définir la fonction du langage en analyse, non pas comme une fonction d’information sur la réalité des événements de la vie, mais comme celle d’une évocation sur la vérité du désir. « Ce que je cherche dans la parole, c’est la réponse de l’autre. Ce qui me constitue comme sujet, c’est ma question. Pour me faire reconnaître de l’autre, je ne profère ce qui fut qu’en vue de ce qui sera. Pour le trouver, je l’appelle d’un nom qu’il doit assumer ou refuser pour me répondre[18] ». L’acte de l’analyste consiste ainsi à laisser passer les mirages du discours du moi et à répondre au sujet, du lieu de l’Autre, c’est-à-dire à partir des signifiants eux-mêmes du discours. En répondant, il reconnaît le sujet, son désir et lève ainsi le refoulement qui présidait à la constitution du symptôme. Il permet au sujet de se définir lui-même par la question que pose son symptôme. « Dès lors, apparaît la fonction décisive de ma propre réponse et qui n’est pas seulement comme on le dit d’être reçue par le sujet comme approbation ou rejet de son discours, mais vraiment de le reconnaître ou de l’abolir comme sujet. Telle est la responsabilité de l’analyste chaque fois qu’il intervient par la parole[19] ». L’éthique de la psychanalyse se formule ainsi comme une aptitude à reconnaître le sujet qui parle, en lui répondant. Il ne s’agit pas d’approuver ou de désapprouver ce que le sujet dit, soit de juger du point de vue des bienséances et d’une certaine idée de l’adaptation aux exigences sociales le sens du discours du sujet, mais de reconnaître dans le discours l’articulation signifiante qui était prisonnière du refoulement et privait du même coup le sujet de l’accès à son propre désir.
La reconnaissance, entre désir et demande
Dans un second temps, celui de l’écrit L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud[20] de 1957 et du Séminaire sur Les Formations de l’inconscient en 1957-1958, Lacan continue de faire de la dialectique de la reconnaissance un schème de l’expérience subjective mais il infléchit quelque peu sa position en introduisant l’idée d’un écart inévitable entre le désir et la demande. Si en 1953, Lacan conçoit le désir comme un phénomène accessible au sujet qui parle, par la parole elle-même, c’est-à-dire comme désir pouvant être satisfait, dans ce second temps il complexifie cette dialectique de la reconnaissance en introduisant le phallus, comme « symbole général de cette marge qui me sépare toujours de mon désir et qui fait que mon désir est toujours marqué de l’altération qu’il subit de par l’entrée dans le signifiant[21] ». Que le désir soit le désir de l’Autre, selon la formule que Lacan emprunte à Kojève, veut dire dorénavant que le désir est une « demande signifiée[22] ». Le concept de phallus permet ainsi de rendre compte de l’impossibilité pour le sujet de rencontrer une parfaite adéquation entre son désir de reconnaissance et la réponse de l’autre. Le phallus est défini comme le « signifiant du manque, le signifiant de la distance de la demande du sujet à son désir[23] ».
Le rapport du sujet au désir et à la reconnaissance n’est plus par conséquent aussi simple qu’au premier temps. La parole n’est plus considérée comme une voie d’accès direct au désir. Dès qu’il y a articulation signifiante, il y a aussi quelque chose du désir qui se perd dans le champ de l’Autre. Le phallus est le signifiant qui signifie l’objet du désir, en tant que cet objet dans la dialectique oedipienne est d’abord d’ordre imaginaire, puis d’ordre symbolique, et surtout en tant qu’il est d’une certaine façon toujours ce qui manque et qui alimente du même coup le désir. Ainsi le phallus est qualifié par Lacan de « signifiant-carrefour » car « vers lui converge plus ou moins ce qui a lieu au cours de la prise du sujet humain dans le système signifiant, pour autant qu’il faut que son désir passe par ce système pour se faire reconnaître, et qu’il en est profondément modifié[24] ». Cette modification profonde est aussi ce qui oblige à penser la reconnaissance du désir de façon nouvelle.
Le sujet, en même temps qu’il cherche à faire reconnaître son désir, le transforme, l’aliène, le défigure, pour le faire entrer dans la chaîne signifiante. Du coup, faire reconnaître son désir signifie faire reconnaître son manque. Le désir « s’articule non pas seulement comme désir de reconnaissance, mais comme reconnaissance d’un désir[25] ». L’opération même par laquelle le désir se signifie sous la forme d’une demande est une façon de se faire reconnaître. En d’autres termes, parler, c’est s’employer à faire reconnaître le désir. Toute la difficulté vient du fait que l’inscription du désir dans l’ordre signifiant, inscription nécessaire et incontournable si le désir veut se faire entendre, fait en même temps courir un risque au désir, celui d’être altéré par le discours lui-même.
Le message qui résulte de la demande faite à l’Autre est celui d’un désir qui est passé par le lieu du code, et qui de ce fait même me revient sous une autre forme. Ce n’est pas seulement la réponse de l’Autre qui a le pouvoir de me reconnaître ou de m’abolir comme sujet, c’est mon propre message qui a le pouvoir de faire passer mon désir dans le monde de l’Autre mais aussi de le soumettre aux signifiants de l’Autre et de le transformer. « Si j’ai dit que l’inconscient est le discours de l’Autre, avec un grand A, c’est pour indiquer l’au-delà où se noue la reconnaissance du désir au désir de reconnaissance[26] », écrit ainsi Lacan. Cet au-delà, c’est le phallus lui-même qui le symbolise. Le désir ne peut être reconnu tel quel. Il ne peut l’être que dans une dimension d’au-delà, qui échappe au sujet lui-même.
Ainsi, être entendu au-delà de ce qu’on dit, c’est ce qui peut produire un effet de satisfaction au sens où quelque chose de l’opération même de signifiantisation du désir est reconnu. Ce n’est donc pas la réponse à la demande qui produit une satisfaction et un sentiment de reconnaissance, c’est la réponse au-delà de ce qui est demandé. C’est l’interprétation du désir au-delà de la demande, soit la reconnaissance du désir lui-même sous les masques de la demande, qui est attendue. C’est à l’occasion ce que peut engendrer le mot d’esprit. « Tout en ne comportant aucune satisfaction particulière immédiate, le mot d’esprit consiste en ceci qu’il se passe quelque chose dans l’Autre qui symbolise ce que l’on pourrait appeler la condition nécessaire à toute satisfaction. A savoir, que vous êtes entendu au-delà de ce que vous dîtes. (…) C’est justement dans ce qui se présente comme trébuchement du signifiant que vous êtes satisfait, simplement par ceci qu’à ce signe, l’Autre reconnaît cette dimension au-delà où doit se signifier ce qui est en cause, et que vous ne pouvez comme telle signifier[27] ».
Si dans le Discours de Rome, Lacan n’évoquait pas alors explicitement le désir et son rapport à la sexuation, en 1958 il conçoit le désir de reconnaissance comme désir d’être reconnu en tant qu’homme ou en tant que femme. Le phallus est alors « le signifiant fondamental par quoi le désir du sujet a à se faire reconnaître comme tel[28] », c’est-à-dire qu’il est ce qui lui permet d’avoir un rapport à « son existence pure et simple et à sa position sexuelle[29] » aussi bien pour l’homme que pour la femme. Il ne s’agit pas là d’une réalité biologique, mais d’un signifiant qui est celui de l’objet même du désir. La constitution subjective obéit à une dialectique, celle du complexe d’Œdipe, que Lacan reformule à partir du structuralisme d’une part, en considérant qu’il s’agit d’un système signifiant, et à partir de la dialectique hégélienne d’autre part, en considérant qu’il s’agit d’un procès ternaire, non seulement à trois termes (mère-enfant-phallus, puis mère-enfant-père) mais en trois temps (entrée dans le complexe d’Œdipe, moment de privation, sortie de l’Œdipe). Ce procès engendre la possibilité pour le sujet d’avoir un rapport à lui-même en tant que sujet sexué, soit de se faire reconnaître comme femme ou comme homme auprès d’un Autre.
Reprenons brièvement les moments de cette dialectique, en rappelant qu’il s’agit de temps logiques et pas nécessairement chronologiques. Pour le garçon tout d’abord. Dans un premier temps, la relation de la mère à l’enfant est de l’ordre d’un « désir de désir[30] ». Ce que l’enfant désire, c’est d’être lui-même à la place de l’objet du désir de la mère. Lacan affirme ainsi que lors de ce premier temps, « l’enfant s’ébauche comme assujet[31] », c’est-à-dire qu’en même temps qu’il cherche à être, il s’abolit comme sujet pour s’assujettir au désir maternel. Qu’en est-il du désir de reconnaissance ici ? L’enfant désire être reconnu par la mère comme ce qui satisfait son désir à elle. C’est dire que le désir de reconnaissance passe par le renoncement à être. Car « pour plaire à la mère, (…) il faut et il suffit d’être le phallus[32] ». Le phallus, terme imaginaire, représente l’objet du désir de la mère, auquel l’enfant vient s’identifier. Ce premier temps est paradigmatique de la contradiction propre au désir de reconnaissance. Qui n’est pas reconnu se sent méconnu dans son être, mais qui demande à être reconnu s’abolit dans son être en se réfugiant au lieu même du désir de l’Autre. Le désir de reconnaissance porte en lui une dimension d’assujettissement dangereuse pour le sujet[33].
Le second temps de l’Œdipe est celui de la privation. L’enfant est délogé de cette identification phallique dès lors que « le père intervient bel et bien comme privateur de la mère[34] ». L’enfant fait l’expérience imaginaire de la dépendance de la mère à l’égard d’un objet qui n’est plus seulement l’objet de son désir. Lacan dit que la loi du père « est imaginairement conçue par le sujet comme privant la mère[35] ». C’est le moment de la scission, de la négation, de l’expérience d’une privation exercée à l’endroit de la mère et que l’enfant ne peut venir combler. Ce temps est considéré comme décisif par Lacan au sens où l’enfant fait l’expérience d’un au-delà de la mère, qui est la parole du père. Le phallus imaginaire n’est alors plus ce que peut être l’enfant, mais ce dont la mère est privée par un Autre qui l’a ou ne l’a pas. Le désir d’identification phallique de l’enfant est pulvérisé par cette découverte au sein de laquelle la mère pose le père « comme celui qui lui fait la loi[36] ».
Cette étape est salvatrice pour l’enfant car elle instaure une distance obligatoire entre son désir à lui et l’objet du désir de la mère. L’assujet avance vers la constitution subjective en faisant l’expérience de ce dont la mère semble privée, ou encore de ce qui manque irréductiblement à l’Autre, lui-même assujetti à un autre ordre. Le message du père est reformulé par Lacan de la façon suivante, « c’est un Tu ne réintégreras pas ton produit adressé à la mère[37] ». Cette interdiction a pour effet de laisser « l’enfant le bec dans l’eau dans son repérage du désir du désir de la mère[38] ». L’enfant ne sait alors plus quel est l’objet de son désir, mais il fait l’expérience d’un dés-assujettissement au désir maternel en rencontrant une sorte d’impossibilité à se faire reconnaître comme l’objet pouvant satisfaire le désir de la mère.
Au troisième temps, l’enfant identifie celui qui l’a comme étant le père. « C’est la sortie du complexe d’Œdipe. Cette sortie est favorable pour autant que l’identification au père se fait à ce troisième temps, où il intervient en tant que celui qui l’a. Cette identification s’appelle Idéal du moi [39]». L’identification au père est ainsi la forme achevée de ce que la première identification phallique imaginaire préfigurait. En s’identifiant au père comme celui dont la parole exerce une privation sur la mère, l’enfant « a tous les droits à être un homme[40] ». C’est donc dans la mesure où quelque chose lui a été refusé, à savoir dans la mesure où sa demande d’être le phallus de la mère a rencontré un obstacle à travers le « non » du père, soit le Nom-du-Père, que l’enfant pourra ensuite être en mesure de se servir de cette identification phallique pour accéder à la virilité. Si Lacan parle de « métaphore paternelle[41] », c’est alors pour rendre compte de l’effet produit par l’intervention de cette interdiction. Il s’agit d’un effet de substitution. Le Nom-du-Père qui représente « l’existence du lieu de la chaîne signifiante comme loi[42] » est ce qui vient à la place du désir de la mère comme lieu énigmatique par rapport auquel l’enfant tentait de s’ajuster au départ. Le Nom-du-Père, l’enfant en fait l’expérience concrète comme d’une dépendance de la mère elle-même à l’égard de la loi du langage.
Ainsi, Lacan veut montrer que le désir « a dans le sujet cette référence phallique. C’est le désir du sujet sans doute, mais en tant que le sujet a lui-même reçu sa signification, il doit tenir son pouvoir de sujet d’un signe, et ce signe, il ne l’obtient qu’à se mutiler de quelque chose par le manque duquel tout sera à valoir[43] ». C’est donc la dialectique du désir de reconnaissance et de reconnaissance du désir que l’Œdipe met en œuvre. Cette dialectique inaugurale structure le rapport au désir ultérieur du sujet, à savoir son rapport au phallus, au manque et à l’existence.
Du côté de la fille, Lacan rend compte de la dialectique oedipienne en réinterprétant le Penisneid freudien là aussi en termes symboliques. Que faut-il entendre finalement par ce qu’on a traduit par envie du Pénis, et que Lacan va plutôt faire entendre comme désir d’être et d’avoir le phallus ? Être l’objet du désir de la mère prend la signification pour elle comme pour le garçon de se faire reconnaître comme ayant ce phallus imaginaire. Puis l’entrée dans la féminité opère à partir d’un procès dialectique qui tourne autour de l’expérience du manque et de ses différentes modalités. Le désir de reconnaissance prend la forme d’un désir d’avoir ce qui lui manque. Il y a d’abord le fantasme d’avoir un jour ce qu’elle n’a pas encore. Ce niveau renvoie à l’expérience d’une castration, « laquelle ampute symboliquement le sujet de quelque chose d’imaginaire[44] ». C’est l’entrée dans le complexe d’Œdipe pour la fille. Puis vient le temps de la frustration, frustration imaginaire portant sur un objet réel, le pénis du père. La fille désire posséder ce que le père a, en tant qu’elle a identifié que l’avoir du père était aussi l’objet du désir de la mère. « C’est le moment où le sujet s’attache à la réalité du pénis là où il est, et voit où aller en chercher la possession. Il en est frustré tant par l’interdiction oedipienne qu’en raison de l’impossibilité physiologique.[45] » Puis vient l’expérience de la privation réelle relative à un objet symbolique. Ce que la petite fille désire, c’est de recevoir un enfant du père, « c’est-à-dire d’avoir ce pénis sous forme symbolique[46] ». Elle n’a pas le phallus, mais elle désire l’avoir sous la forme d’un enfant que le père lui offrirait symboliquement. Comme le garçon s’identifie au père, la petite fille elle, s’identifie à la mère, en tant qu’elle est celle qui a reçu le signifiant du phallus sous la forme de l’enfant. La privation dont la petite fille fait l’expérience est ce qui l’introduit à la position féminine et lui permet « d’entrer dans une dialectique déterminée de l’échange[47] ». Castration, frustration, privation, indiquent trois modalités du désir et de la demande, qui conduisent la petite fille à faire l’expérience de la non-satisfaction et du même coup l’introduisent à sa position de femme à partir de la découverte de ce qu’elle n’a pas et de ce qu’elle ne pourra avoir que symboliquement, si elle accepte d’entrer elle-même en tant que signifiant dans la dialectique des échanges. Il s’agit donc pour elle de consentir à se faire reconnaître comme celle qui ne l’a pas mais désire symboliquement le recevoir d’un homme.
Le phallus, en tant que signifiant-carrefour, signifiant de la chaîne signifiante elle-même, est donc le point de repère à partir duquel le désir du sujet a à se situer. Il en résulte que « le désir ne trouve à se satisfaire qu’à la condition de renoncer en partie » en devenant demande, « c’est-à-dire désir en tant que signifié, signifié par l’existence et l’intervention du signifiant, c’est-à-dire, en partie, désir aliéné[48] ». Demander, c’est à la fois se faire reconnaître comme n’ayant pas, et par conséquent comme désirant, et c’est accepter la dimension d’un au-delà sans laquelle aucun désir ne peut venir à s’articuler. Ainsi l’analyse produit une mutation du rapport du sujet non pas seulement au désir de reconnaissance mais à la demande elle-même. « Pour autant que l’Autre ne répond plus, le sujet est renvoyé à sa propre demande (…). C’est l’horizon de cette non-réponse que nous voyons se dessiner dans l’analyse[49] ». Quand l’Autre ne répond plus, la parole se révèle elle-même comme demande qui signifie le manque du sujet.
Ainsi la thèse lacanienne sur le désir en 1958 est plus sartrienne qu’hégélienne. L’idée d’une excentricité du désir par rapport à toute satisfaction rend compte du rapport du sujet à son être. Le désir de reconnaissance se noue à la reconnaissance du désir comme ce qui n’est jamais satisfait. Car « le signifiant installe le manque de l’être dans la relation d’objet[50] ». Empruntant au Sartre de L’Être et le Néant, l’idée d’un désir d’être propre au manque d’être du Pour soi, Lacan reformule cette conception ontologique du désir en y adjoignant l’inscription dans le champ du langage qui lui permet d’affirmer que « le désir est une métonymie[51] ». Il n’y a donc jamais de satisfaction du désir de reconnaissance que métaphorique. Le désir, en tant que métonymie, se fait reconnaître sur le mode métaphorique. Il n’y a de satisfaction possible que substitutive. Ainsi Jacques-Alain Miller peut-il faire remarquer que « dans son statut métonymique, que Lacan a fondé dans son écrit de « L’instance de la lettre », la nouveauté est de marquer que le désir dont il s’agit est un désir de rien, qu’il n’est que la métonymie du manque-à-être, et qu’au bout du désir, il n’y a rien[52] ». Le désir signifie ce qui manque au sujet pour être, et du même coup la reconnaissance ultime à laquelle le sujet peut accéder au terme d’une analyse, ce n’est pas tant la reconnaissance de ce qu’il est, que la reconnaissance de ce qu’il n’est pas, la reconnaissance de son être de sujet vide, par-delà le fantasme qui signe le mode sur lequel il s’est inscrit dans le monde de l’Autre. D’une certaine façon, à la fin d’une analyse, il n’y a plus de quête de reconnaissance, ni de souffrance de ne pas être reconnu par l’Autre, car le sujet s’est lui-même reconnu dans le manque-à-être.
En deçà du désir de reconnaissance
Ce détachement à l’égard de la demande de reconnaissance, que l’on peut espérer de la cure analytique, en tant que cette demande entrave le désir lui-même qui, en attente d’une autorisation ou d’un assentiment de l’Autre pour s’assumer lui-même, est une première façon de concevoir l’effet de l’expérience analytique sur le sujet, à partir du symptôme comme rapport au désir et à la demande. Mais Lacan ne s’en est pas tenu là. Les deux premiers temps que nous avons isolés, qui renvoient à l’enseignement classique du Lacan des années cinquante, s’articulent autour du concept de grand Autre, de sujet barré, de désir et de manque. La reconnaissance y trouve naturellement sa fonction, en tant qu’il s’agit d’une opération signifiante.
Mais on peut parler d’un tournant réaliste dans l’enseignement de Lacan, au sens où le symbolique n’est plus considéré comme la seule structure du réel. Il y a une part de la constitution subjective et du même coup du symptôme, qui échappe au signifiant et qui ne peut être réduite simplement par l’interprétation de reconnaissance. Le désir comme désir de l’Autre est une modalité de l’être, mais le symptôme ne se définit pas tout entier comme désir entravé, désir refoulé, désir aliéné. Le phénomène de l’angoisse indique une autre dimension de l’existence, que l’on ne peut considérer comme une pure métaphore.
En ce sens, Jacques-Alain Miller a pu dire du Séminaire sur L’Angoisse qu’il s’agissait « d’une plongée en deçà du désir[53] », et « en deçà du désir, il y a la jouissance et il y a l’angoisse[54] ». L’angoisse ne s’inscrit pas tout entière dans la chaîne signifiante. Avec ce Séminaire, Lacan procède « à l’élaboration d’une nouvelle structure du manque, une structure non signifiante, qui passe par la topologie et libère un statut inédit du corps[55] ». Ce nouveau statut du manque conduit aussi à une nouvelle approche du symptôme. L’exigence pulsionnelle, comme réponse angoissée du corps, là où il y a rencontre avec l’objet a (la voix, le regard), ne se supprime pas par une interprétation de révélation, consistant à faire advenir le message caché du symptôme. Là, il y n’a plus de message, mais mise en activité de la pulsion, au sens où un volcan peut entrer en activité, c’est-à-dire réveil pulsionnel (Triebregung) suite à l’émergence de quelque chose entre le sujet et l’Autre qui vient en trop et produit un séisme inattendu.
Il ne s’agit plus alors de viser une reconnaissance du désir, au-delà de ce qu’on dit, mais de viser une zone qui est en deçà du désir de reconnaissance. C’est pourquoi J.-A. Miller parle de plongée en deçà du désir. C’est un lieu qui peut être atteint par la coupure signifiante, par la soustraction de sens, par le silence aussi de l’analyste qui ne répond plus en tant que grand Autre mais qui incarne lui-même l’objet qui cause l’angoisse et fait parler. Il s’agit de désactiver ce qui cause l’angoisse entre le sujet et l’Autre, en s’orientant sur cet objet a qui n’est pas d’ordre signifiant. Car pour Lacan, l’angoisse, selon une formule devenue célèbre, « n’est pas sans objet[56] ». Elle n’est pas angoisse devant le néant, ni angoisse du manque, encore moins angoisse de la liberté. En ce sens, il ne s’agit donc pas d’une angoisse existentialiste, mais d’une angoisse qui surgit devant un objet qui vient en plus, et qui me met en cause dans mon être.
Il en résulte une nouvelle conception du rapport à l’Autre et au langage. Alors que dans les deux premiers moments, Lacan déploie une conception du rapport entre le sujet et l’Autre qui conduit à une reconnaissance possible, à une réconciliation, à une forme de rapport harmonieux quand bien même le manque-à-être serait le terme dernier de la reconnaissance, dans le Séminaire X le rapport à l’Autre est inéluctablement marqué d’une faille, d’un défaut, d’une absence de médiation, qui est cause d’angoisse. Lacan s’appuie sur Kierkegaard, Heidegger et Sartre lorsqu’il considère l’angoisse comme un affect privilégié. Bien qu’il s’inscrive en faux contre la conception existentialiste de l’angoisse devant le néant, il rejoint les existentialistes en considérant l’angoisse comme bien distincte de la peur, de la crainte, bref, des émotions en général. L’angoisse a un caractère exceptionnel, aussi bien par le moment où elle surgit que par ce devant quoi elle se manifeste, et en ce sens elle est une voie d’accès au noyau réel du symptôme. Lacan cherche alors à saisir la structure de l’angoisse à partir de ce qu’il appelle une « orographie de l’angoisse[57] », à savoir le fait de cerner « en quels points privilégiés elle émerge[58] ». Car ce n’est pas tout Autre, tout le temps, qui m’angoisse, mais l’Autre dont je ne sais pas ce qu’il me veut, l’autre qui manifeste un désir qui n’est pas celui de me reconnaître, mais celui de jouir de mon être comme objet.
Pour faire valoir « le rapport essentiel de l’angoisse au désir de l’Autre[59] », Lacan renvoie à un petit apologue, qui rend compte du devenir radicalement étranger du désir de l’Autre pour le sujet dans la perspective qui est dorénavant celle du réel. « Je m’étais imaginé devant vous en face d’un autre animal, un vrai celui-là, supposé géant pour l’occasion, une mante religieuse. Comme, le masque que je portais, je ne savais pas quel il était, vous imaginez facilement que j’avais quelque raison de n’être pas rassuré, pour le cas où, par hasard, ce masque n’aurait pas été impropre à entraîner ma partenaire dans quelque erreur sur mon identité. La chose était bien soulignée par ceci, que j’avais ajouté, que je ne voyais pas ma propre image dans le miroir énigmatique du globe oculaire de l’insecte[60] ». Cette courte fable a le mérite d’exemplifier ce que peut être le surgissement de l’angoisse devant le désir d’un Autre qui ne me reconnaît pas.
Renversant le paradigme hégélien du désir de reconnaissance, Lacan saisit le rapport à l’Autre par le côté où l’Autre m’est radicalement étranger. L’animal représente ici métaphoriquement cette part d’inquiétante étrangeté au sein même du rapport à l’Autre qui fait que celui-ci reste inévitablement pour moi un être qui me méconnaît en même temps qu’il attend quelque chose de moi. Tout comme la mante religieuse risque bien d’avaler l’Autre qui lui fait face, si celui-ci porte un masque de mâle de la même espèce, l’autre que je rencontre et qui veut quelque chose de moi me transforme en objet a, en objet cause de son désir, sans me reconnaître nullement pour ce que je suis.
A l’encontre des théories animalistes du XXIe siècle, qui cherchent d’un côté à faire reconnaître l’animal et ses droits (ce qui n’est sans légitimité si l’on considère comme Elisabeth de Fontenay qu’il s’agit de reconnaître la souffrance de l’animal au lieu de la dénier sous prétexte que la bête se tait[61]) , de l’autre à faire de l’homme un animal comme les autres[62], Lacan se sert du paradigme animal avant l’heure pour montrer en quel sens la question de la reconnaissance ne recouvre pas la totalité du rapport entre le sujet et l’Autre. La référence à l’animalité conduit ainsi à dévaluer la dialectique de la reconnaissance comme si le rapport à l’être vivant non humain pouvait révéler ce qui est en jeu entre le sujet et l’Autre, en deçà du signifiant. En effet, il y a quelque chose entre deux êtres qui est du même ordre que ce qui peut surgir entre un être humain et un animal étrange dont le premier ignorerait les intentions du second et devant qui il éprouverait de l’angoisse.
Au demeurant, Lacan considère que l’angoisse est un affect que l’animal peut aussi connaître. Avant lui, en 1934, Kurt Goldstein – auquel il se réfère dans le Séminaire X[63] – avait observé l’apparition de l’angoisse chez l’animal « mis en captivité, lorsqu’il passe du gardien qui lui est familier aux mains d’un autre qui lui est étranger, qui ne le connaît pas encore dans ce qu’il a de particulier et qui, pour cette raison exige de lui des opérations qu’il ne peut accomplir[64] ». Lacan formalise à son tour cette angoisse à partir de son point d’émergence comme angoisse devant la manifestation d’une Chose qui vient en trop, ou qui surgit au-delà de l’Umwelt que l’animal a reconnu comme le sien. « C’est du fait que quelque chose, un tremblement de terre par exemple, ou tout autre accident météorologique, vient à ébranler cet Umwelt jusque dans ses fondements, que l’animal se montre averti quand il s’affole[65]».
Ce que Lacan a identifié comme cause de l’angoisse est cet objet qui signifie la manifestation d’un lieu de l’Autre, la transcendance du signifiant, mais non plus comme un phénomène qui renvoie à une possible reconnaissance par l’Autre mais à l’envers, comme un phénomène inquiétant qui laisse le sujet en proie à un danger qu’il ne peut identifier comme tel. Le biais choisi par Lacan pour aborder le rapport du sujet à l’angoisse renverse ainsi la thèse selon laquelle la psychanalyse lacanienne aurait méconnu l’animal dans son statut d’Autre radical. Cette thèse soutenue par Jacques Derrida lors de ses derniers travaux consiste à souligner que Lacan serait passé à côté du rapport à l’animalité et à l’inquiétante étrangeté de l’animal, en maintenant l’animal « prisonnier de la spéculation imaginaire[66] », en excluant l’animal finalement du champ du logos et en le considérant comme incapable de réponse. Cette critique contribuerait à faire de la psychanalyse lacanienne le lieu d’un logocentrisme ou phallocentrisme, comme les a nommés Derrida, qui la délégitimerait au XXIe siècle. Alors qu’il apparaîtrait urgent aujourd’hui de reconnaître précisément à l’animal des droits, ou au moins une souffrance propre, la psychanalyse lacanienne se serait enfermée dans une méconnaissance de la vie animale de par une lecture comportementale de l’animalité, refusant de faire de l’animal un Autre à proprement dit, pour l’homme.
Mais c’est s’en tenir au Lacan structuraliste de Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse[67], ou même au Lacan de Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien[68]. Le Lacan du Séminaire de L’Angoisse fait un tout autre usage de la référence à l’animalité. La remise en question du paradigme de la reconnaissance induit en même temps une autre approche du rapport à l’animal, d’un côté à partir de la radicale altérité de l’animal qui renvoie précisément à ce qui peut susciter l’angoisse chez l’homme, d’un autre côté à partir de l’expérience pour l’animal lui-même d’un champ de l’Autre qui est angoissant. Ainsi ce que Lacan a pu appeler la dansité[69] de l’animal, à propos de la capacité à simuler et à captiver imaginairement, par les formes du corps, prend un sens nouveau en 1963 à partir de l’orientation réaliste de Lacan.
Car du point de vue de ce rapport au réel, dont l’angoisse est le signe qui ne trompe pas, il y a nouvelle dansité de l’animal, et du même coup une proximité entre l’homme et l’animal à l’endroit même de ce qui les sépare irréductiblement l’un de l’autre. Non que l’homme soit invité par Lacan à reconnaître l’animal et ses droits d’être vivant, non que l’animal soit considéré non plus comme l’égal de l’homme, mais plutôt que le rapport entre l’homme et l’animal invalide radicalement le paradigme de la reconnaissance. Et cette invalidation ne se réduit pas à ce non-rapport entre deux espèces différentes, mais elle porte sur la rencontre même avec l’Autre et son désir. Comme si Lacan voulait ainsi indiquer qu’entre un être humain et un autre, la distance d’un certain point de vue est aussi grande qu’entre l’homme et l’animal. Au sens où le lieu de l’Autre a toujours quelque chose de radicalement étranger et inquiétant pour chacun. Si Derrida qualifie ce lieu de l’Autre « d’anhumain[70] », Lacan en fait bien lui quelque chose de l’ordre de l’inhumain. Le discours lacanien conduit alors de façon inattendue à se préoccuper de la condition animale, à partir de cette prise en compte du caractère profondément angoissant pour l’animal lui-même de l’intervention humaine.
Ainsi, chez Lacan au début des années soixante, le désir de l’Autre change de statut en même temps que le manque lui-même est considéré comme non signifiant. « Le désir de l’Autre ne me reconnaît pas. Hegel le croit, ce qui rend la question bien facile, car s’il me reconnaît, comme il ne me reconnaîtra jamais suffisamment, je n’ai qu’à user de violence. A la vérité, il ne me reconnaît, ni me méconnaît. Ce serait trop facile, je pourrais toujours en sortir par la lutte et la violence. Il me met en cause, il m’interroge à la racine même de mon désir à moi comme a, comme cause de ce désir, et non comme objet[71]. » Dans ce passage extrait d’une leçon de l’année 1963, on aperçoit explicitement en quel sens Lacan s’est lui-même détaché du paradigme hégélien. Au point qu’il peut se retourner contre son propre enseignement inaugural en affirmant que « la vérité de la formule hégélienne, c’est Kierkegaard qui la donne[72] ». Qu’est-ce à dire ? La dialectique hégélienne fait fit de l’angoisse et considère en effet que le temps de la scission, le temps de la rencontre avec l’Autre qui me sépare de moi-même, est destiné à être sur-sumé par le troisième temps qui est celui de la réconciliation.
Or, en 1963, Lacan affirme que « La différence qu’il y a entre la pensée dialectique et notre expérience, c’est que nous ne croyons pas à la synthèse[73] ». Il n’y a plus de synthèse possible, plus d’Aufhebung. Le rapport à l’Autre, aussi bien le rapport du sujet à l’ordre symbolique que le rapport du sujet à l’autre qu’il rencontre, n’est plus conçu comme obéissant à une dialectique de la reconnaissance, quant bien même celle-ci devrait déboucher sur l’expérience du manque-à-être. L’Autre ne me reconnaît ni ne me méconnaît, et c’est pourquoi la présence de l’Autre m’angoisse. En deçà de la reconnaissance et de la méconnaissance, il y a l’angoisse et la jouissance, à savoir une rencontre qui me met en cause et en danger dans mon être même.
Dans ce nouveau moment de l’enseignement de Lacan, ce qui prime, c’est l’absence de la médiation entre le sujet et l’Autre, entre l’homme et la femme, entre le désir du sujet et le désir de l’Autre. Ainsi « le (j), c’est dans les deux sexes ce que je désire, mais aussi ce que je ne puis avoir qu’en tant que (- j). C’est ce moins qui se trouve être le médium universel dans le champ de la conjonction sexuelle. Ce moins (…) n’est point hégélien, n’est point réciproque. Il constitue le champ de l’Autre comme manque, et je n’y accède que pour autant que je prends cette voie même, et que je m’attache à ceci, que le jeu du moins me fait disparaître[74] ».
De la dialectique de la reconnaissance à la dialectique de la pulsion
Dans un quatrième moment, celui du Séminaire de 1964 qui fait suite à son excommunication de l’Association Internationale de Psychanalyse (IPA), Lacan achève de détacher la psychanalyse de toute dialectique de la reconnaissance en proposant une nouvelle conception de l’inconscient adossé à la répétition. Le réel qui revient toujours à la même place, celui de l’hommage inlassablement rendu à la rencontre manquée que constitue le trauma inaugural, ce réel n’attend pas d’être reconnu car il n’est pas d’ordre symbolique. La pulsion est répétition d’un effort pour récupérer l’objet perdu, lequel ne sera précisément jamais retrouvé. Du même coup, l’Autre change de statut, sous les espèces de l’objet a, pour n’apparaître que comme un détour qui conduit la pulsion à revenir sur elle-même.
En deçà du désir et de la demande de reconnaissance, il y a ainsi répétition du trauma. Le symptôme est fait de cette répétition sans finalité. C’est là qu’est le cœur du rapport du sujet à son symptôme. Aussi Lacan affirme-t-il qu’ « aucune praxis plus que l’analyse n’est orientée vers ce qui, au cœur de l’expérience, est le noyau du réel. Où, ce réel, le rencontrons-nous ? C’est en effet d’une rencontre, d’une rencontre essentielle, qu’il s’agit dans ce que la psychanalyse a découvert – d’un rendez-vous auquel nous sommes toujours appelés avec un réel qui se dérobe[75] ». Si on a reproché à Lacan d’intellectualiser l’expérience analytique en la conceptualisant comme rapport à la parole et au langage, on voit en quel sens Lacan lui-même a pu remettre en question l’idée de départ selon laquelle tout ne serait qu’affaire symbolique, en introduisant cette référence au noyau du réel, qui devient l’objet même sur lequel porte l’analyse. Là où semble se produire encore une fois, par hasard, le même inlassable échec, la même impasse, opère une exigence pulsionnelle qui permet au réel d’être toujours au rendez-vous. C’est dire que la structure du réel pour le sujet n’est plus toute symbolique comme elle avait pu l’être dans les années cinquante. Elle comporte un élément non signifiantisable et nommé objet a dans le Séminaire précédent. L’inconscient lui-même est à concevoir comme un effet de la rencontre du sujet avec un trauma inaugural. La dialectique du désir et de la demande est alors mise à mal par ce noyau de réel qui n’est pas manque de reconnaissance, mais trace traumatique ineffaçable, élément en trop, qui obéit à un éternel retour.
« Le réel est au-delà de l’automaton, du retour, de la revenue, de l’insistance des signes à quoi nous nous voyons commandés par le principe du plaisir. Le réel est cela qui gît toujours derrière l’automaton, et dont il est si évident, dans toute la recherche de Freud que c’est là ce qui est son souci[76]. » Avec les concepts aristotéliciens de tuché et d’automaton (traduits par les termes de hasard et de retour des signes), Lacan introduit une dimension temporelle dans le rapport à l’inconscient, qui renvoie à une logique pulsionnelle. L’au-delà dont il est alors question n’est plus l’au-delà de la reconnaissance indiquant la transcendance d’un lieu de l’Autre, mais l’au-delà de l’insistance signifiante qui est le réel, soit l’exigence pulsionnelle elle-même. Ce qui semble se répéter dans le registre signifiant obéit en dernier ressort à un circuit pulsionnel qui ramène toujours le sujet dans le même sillage.
La psychanalyse a pour fonction de cerner ce qui est là derrière la répétition des signifiants, répétition obéissant elle-même au principe de plaisir, afin de déjouer la cause du retour du même, qui est de l’ordre d’un effort pour récupérer ce qui a été perdu dans le trauma. L’au-delà du signifiant n’est pas l’inconscient en tant que désir de reconnaissance, mais l’inconscient en tant que chaîne signifiante obéissant elle-même à la dialectique de la pulsion. Cet effort inconscient de récupération de ce qui manque inlassablement au sujet, n’est pas de l’ordre d’un désir, mais d’un automaton, d’une sorte de mise en route spontanée qui conduit à la confrontation avec ce qui est toujours manqué. Le réel, rencontré sur le mode de l’accident, que Freud avait identifié au début de sa découverte comme le traumatisme d’ordre sexuel à l’origine de la névrose, est « ce que le sujet est condamné à manquer, mais que ce manquement même révèle[77] ». Le réel est en somme ce qui ne surgit que sous la figure du ratage, mais qui initie en même temps une répétition inconsciente commémorant le ratage.
Cette conception du réel en 1964 peut apparaître à certains égards comme une version lacanienne de l’éternel retour nietzschéen. Quelque chose revient inéluctablement à la même place alors qu’il n’est l’objet d’aucun désir, ni d’aucune demande. Ce quelque chose qui ne manque pas de se produire est même ce qui fait plutôt l’objet d’un effroi, d’une hantise, d’un rejet profond. Et pourtant, si symptôme il y a, c’est précisément au sens où ce qui n’est ni désiré, ni demandé, ni convoité, ni espéré, ne fait jamais faux bond et est toujours bel et bien présent.
Quel est alors le but de l’analyse au regard de ce noyau du réel, qui n’est en aucun cas le noyau de notre être, mais plutôt le noyau pulsionnel qui anime le symptôme ? Il ne s’agit plus seulement d’interpréter un message mais d’introduire une séparation au lieu même de l’aliénation. Dans l’analyse, il est en effet davantage question de perte que de reconnaissance. Ce qu’on gagne dans l’expérience analytique est un gain sur fond de perte, au sens où le refus de se séparer de l’objet a est ce qui assigne le sujet à l’automaton, ce qui le conduit à emprunter toujours le même chemin sans jamais voir que cela le ramène au même endroit, à savoir à la rencontre avec le réel inassimilable.
Lacan opère alors un véritable renversement de sa conception initiale en situant le désir de reconnaissance du côté de la résistance, en tant qu’il est assujettissement au désir de l’analyste. Ainsi « le sujet, en tant qu’assujetti au désir de l’analyste, désire le tromper de cet assujettissement, en se faisant aimer de lui, en proposant de lui-même cette fausseté essentielle qu’est l’amour[78]. » C’est dire que l’aliénation propre au désir en tant que désir de l’Autre se répète dans l’analyse comme assujettissement au désir de l’analyste. L’amour en tant qu’aliénation au désir de l’Autre est à mettre au compte de la résistance. Le désir de reconnaissance n’est plus le moteur de l’analyse. Il renvoie à la dimension narcissique qui est aussi en jeu entre l’analysant et l’analyste. Le transfert est de l’ordre de l’amour au sens où l’analysant aime celui qui sait l’entendre au-delà de ce qu’il dit. L’amour est ainsi une des formes du désir de reconnaissance, car « aimer, c’est essentiellement vouloir être aimé[79] ». Aimer et se faire aimer, tels sont les premiers effets de la parole analytique.
Mais vouloir être aimé, c’est répondre à l’assujettissement au signifiant en se leurrant sur l’aliénation. A la dialectique de la reconnaissance, Lacan oppose dorénavant la dialectique de la pulsion. Là, le procès n’est plus celui d’un sujet, en proie à un désir qui en passe par une demande à un Autre, et se voit renvoyé à son manque-à-être. « La dialectique de la pulsion se distingue foncièrement de ce qui est de l’ordre de l’amour comme de ce qui est du bien du sujet[80] ». La pulsion, loin de conduire au manque-à-être mène à la disparition du sujet sous l’effet d’une aliénation à l’objet a. Autrement dit, il y a quelque chose dans le rapport entre le sujet et l’Autre qui condamne le sujet à une perte et dorénavant, cette perte n’est pas conçue comme une médiation, un passage, un moment, mais comme l’effet même du signifiant sur le sujet.
Ainsi Lacan conçoit-il l’aliénation sous les espèces d’une antinomie entre l’être (du côté du sujet) et le sens (du côté de l’Autre). Il n’y a donc pas de réciprocité, pas de reconnaissance mutuelle. Il est impossible de ne pas choisir entre l’être et le sens, c’est-à-dire que le sens « qui vient à émerger au champ de l’Autre[81] » entraîne une perte d’être. Choisir, c’est donc aussi perdre. Car la fonction même du signifiant induit une « disparition de l’être[82] ». Cette aliénation qui force le sujet à choisir entre le sens et l’être, c’est-à-dire aussi bien à perdre l’être pour se faire représenter par le signifiant, s’accompagne d’une seconde opération qui est celle de la séparation.
Si c’est la dialectique de la pulsion qui doit être visée, c’est qu’il s’agit de se séparer de cet objet a qui masque le manque de médiation entre le sujet et l’Autre. Cette nouvelle approche de la dialectique, qui fait de la séparation le terme ultime du processus et non pas simplement son moment second, a ainsi conduit un des auditeurs de Jacques Lacan en 1964 à remarquer le renversement que Lacan était en train d’effectuer par rapport à son point de départ. « Est-ce que, tout de même, vous ne voulez pas montrer que l’aliénation d’un sujet qui a reçu la définition d’être né dans, constitué par, et ordonné à un champ qui lui est extérieur, se distingue radicalement de l’aliénation d’une conscience de soi ? Bref, ne faut-il pas comprendre – Lacan contre Hegel ?[83] » Si chez Hegel l’aliénation d’une conscience de soi est destinée à être traversée et dépassée dans un troisième temps qui est précisément celui de la reconnaissance, chez Lacan en effet, si troisième temps il y a en 1964, c’est un temps de séparation, non pas tant d’avec l’Autre, mais d’avec l’objet a qui résulte de ce que Jacques-Alain Miller a aussi appelé ailleurs l’échec du Nom-du-Père[84].
Dans le Séminaire XI, Lacan déploie donc pleinement les conséquences de ce qu’il a développé dans le Séminaire X sur l’angoisse en assumant ce renversement de la dialectique hégélienne. Il constitue le moment de la scission et de la séparation, comme un moment conclusif et non point comme un moment intermédiaire. Dans l’opération analytique, il n’est pas tant question pour le sujet de parvenir à la reconnaissance de soi par l’Autre, que de se séparer d’une part de sa propre libido. Le noyau de réel du symptôme est hors signifiant au sens où il est à mettre au registre libidinal, soit à inscrire dans le corps. Car l’objet a, sous les espèces de la voix ou du regard, mais aussi de l’objet oral ou de l’objet anal, est un objet du corps, mais qui entre en jeu dans le rapport à l’Autre. L’Autre auquel le sujet qui parle en analyse a affaire, est donc, en deçà du grand Autre, cet objet a, ce petit bout de son propre corps qui est aliéné entre lui et l’Autre et qui donne une tournure répétitive et singulière à son mode d’être-au-monde.
Si le désir de reconnaissance, même dans sa version la plus remaniée en tant que reconnaissance de rien, est par conséquent dépassé par Lacan, c’est qu’il renvoie en dernier ressort à une problématique qui est toujours de l’ordre du sujet, de l’être et du manque-à-être. A l’antinomie de la parole et du langage, point de départ de l’écrit de 1953, Lacan substitue plus de dix ans plus tard, l’antinomie de l’être et du sens en 1964. Mais ce tournant réaliste le conduira dans son tout dernier enseignement des années soixante-dix, à délaisser l’ontologie et la question du sens de l’être, pour faire valoir un rapport à l’existence qui est hors signifiant. Ainsi « il ne peut pas être ambigu qu’à l’être tel qu’il se soutient dans la tradition philosophique, c’est-à-dire qui s’assoit dans le penser lui-même censé en être le corrélat, j’oppose que nous sommes joués par la jouissance[85] », affirmera-t-il en 1973 dans le Séminaire Encore. Cette jouissance est bien jouissance du corps. L’ontologie de la reconnaissance apparaît alors comme un discours idéaliste au regard de ce à quoi la psychanalyse a à faire, qui est de l’ordre d’un rapport à l’existence que le langage ne parvient pas à révéler. En ce sens, J.-A. Miller affirme qu’ « en passant de la reconnaissance à la cause, Lacan déplace aussi le point d’application de la pratique analytique du désir à la jouissance[86] ».
Car la cause ultime du symptôme n’est pas le désir d’être mais la jouissance elle-même, soit l’activité pulsionnelle du corps qui vibre singulièrement à la rencontre du signifiant. « Ce qui n’existe qu’à n’être pas[87] », à savoir cette jouissance du corps qui se répète sans rien demander ni rien entendre, ne peut être supprimé par le signifiant, parce que précisément elle n’est pas de l’ordre signifiant. Elle signe plutôt le mode sur lequel le signifiant s’est inscrit dans le corps du parlêtre et sa répétition n’est pas désir d’être, ni demande de reconnaissance, mais pure réitération sans signification. En même temps qu’il délaisse les méandres de l’ontologie[88] et du désir d’être, Lacan affirme alors ce que nous pourrions appeler, avec Etienne Gilson, « la transcendance de l’Un sur l’être[89] », au sens où l’être n’est plus qu’un effet causé en dernier ressort par l’Un. Si le logos renvoie à l’être, il est lui-même animé par une jouissance du corps qui existe. Ce qui n’est pas, c’est le rapport sexuel, à savoir la possibilité pour deux êtres de résoudre l’absence de la médiation en comblant la béance que le langage introduit entre les parlêtres. Mais ce qui existe, c’est la jouissance du signifiant lui-même et ses effets pour combler les failles de l’être. Si la question de la reconnaissance peut par conséquent constituer un point d’entrée dans l’analyse, elle n’est pas son point d’arrivée. En deçà du désir de reconnaissance, il y a la jouissance d’un corps qui devient le partenaire étrange et inquiétant de chacun. Comme Lacan a dit de la fin de l’analyse qu’elle était une traversée du fantasme, on pourrait dire que le processus de l’analyse pousse aussi à une traversée du désir de reconnaissance, au sens où par delà ce désir, le sujet découvre une autre exigence, qui vient non plus de l’être mais de l’existence même du corps en tant que substance jouissante. Cette nouvelle exigence fait apparaître tout désir de reconnaissance comme un songe au regard de la jouissance réelle qui anime le vivant. L’expérience analytique au XXIe siècle conduit alors, par-delà la souffrance de l’être, à ouvrir les yeux sur cette jouissance du corps qui tout en restant silencieuse sait prouver son existence et face à laquelle il s’agit de ne pas disparaître.
[1] Gilligan C., Une voix différente, Pour une éthique du care, trad. A. Kwiatek, Champs essais, Flammarion, 1982.
[2] Raïd L., « Care et politique chez Joan Tronto », in P. Molinier, S. Laugier, P. Paperman, Qu’est-ce que le care ?, souci des autres, sensibilité, responsabilité, Petite Bibliothèque Payot, Payot&Rivages, 2009, p. 84.
[3] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », in Ecrits, Seuil, Le Champ freudien, 1966, pp. 237-322.
[4] Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », in Ecrits, Seuil, Le Champ freudien, 1966, pp. 493-528.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, Le Champ freudien, 1998.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, Le Champ freudien, 2004.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, Le Champ freudien, 1973.
[8] Miller J.-A., L’Orientation lacanienne, « L’Être et l’Un », inédit, 2010-2011, cours dispensé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris 8 Saint-Denis.
[9] Miller J.-A., L’Orientation lacanienne, « L’Être et l’Un », ibid., cours du 11/05/2011.
[10] Miller J.-A., ibid.
[11] Kojève A., Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, Tel, 1947.
[12] Kojève A., ibid., pp. 13-14.
[13] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », in Ecrits, Seuil, Le Champ freudien, 1966, p. 269.
[14] Lacan J., ibid., p. 261.
[15] Lacan J., ibid., p. 279.
[16] Lacan J., ibid., p. 279.
[17] Lacan J., ibid., p. 280.
[18] Lacan J., ibid., p. 299.
[19] Lacan J., ibid., p. 300.
[20] Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », in Ecrits, ibid.
[21] Lacan J., ibid., p. 273.
[22] Lacan J., ibid., p. 269.
[23] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient,
texte établi par J.-A. Miller, Seuil, 1998, Le Champ freudien, p. 284.
[24] Lacan J., ibid., p. 287.
[25] Lacan J., ibid., p. 245.
[26] Lacan J., L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud, ibid., p. 524.
[27] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, ibid., p. 149-150.
[28] Lacan J., ibid., p. 273.
[29] Lacan J., ibid., p. 273.
[30] Lacan J., ibid., p. 198.
[31] Lacan J., ibid., p. 189.
[32] Lacan J., ibid., p. 192.
[33] Au début du XXIe siècle, le philosophe Axel Honneth, reprenant Althusser, démontre lui aussi en quel sens « les pratiques de la reconnaissance n’entraînent pas un accroissement du pouvoir des sujets sociaux mais au contraire leur assujettissement. », « La reconnaissance comme idéologie », in A. Honneth, La Société du mépris, Vers une nouvelle Théorie critique, Découverte/Poche, 2006, pp. 245-274.
[34] Lacan J., ibid., p. 192.
[35] Lacan J., ibid., p. 192.
[36] Lacan J., ibid., p. 194.
[37] Lacan J., ibid., p. 202.
[38] Lacan J., ibid., p. 203.
[39] Lacan J., ibid., p. 194.
[40] Lacan J., ibid., p. 195.
[41] Lacan J., ibid., p. 179.
[42] Lacan J., ibid., p. 196.
[43] Lacan J., ibid., p. 273.
[44] Lacan J., ibid., p. 277.
[45] Lacan J., ibid., p. 277.
[46] Lacan J., ibid., p. 277.
[47] Lacan J., ibid., p. 284.
[48] Lacan J., ibid., p. 286.
[49] Lacan J., ibid., p. 477.
[50] Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », in Ecrits, ibid., p. 515.
[51] Lacan J., ibid., p. 528.
[52] Miller J.-A., « Introduction à la lecture du Séminaire L’Angoisse de Jacques Lacan », in La Cause freudienne, n°59, Navarin Editeur, 2005, p. 69.
[53] Miller J.-A., « Introduction à la lecture du Séminaire L’Angoisse de Jacques Lacan »,
in La Cause freudienne, n°59, Navarin Editeur, 2005, p. 68.
[54] Miller J.-A., ibid., p. 68.
[55] Miller J.-A., « Introduction à la lecture du Séminaire L’Angoisse de Jacques Lacan »,
in La Cause freudienne n°58, Navarin Editeur, 2004, p. 74.
[56] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, ibid., p. 105.
[57] Lacan J., ibid., p. 15.
[58] Lacan J., ibid., p. 15.
[59] Lacan J., ibid., p. 14.
[60] Lacan J., ibid., p. 14.
[61] Cela conduit la philosophe à affirmer que « Oui, les pratiques d’élevage et de mise à mort industrielle des bêtes peuvent rappeler les camps de concentration et même d’extermination, mais à une condition : que l’on ait préalablement reconnu un caractère de singularité à la destruction des Juifs d’Europe », in Le Silence des bêtes, la philosophie à l’épreuve de l’animalité, Fayard, 1998, Avant-Propos.
[62] Selon l’expression de F. Wolff dans son livre Notre humanité, d’Aristote aux neurosciences, Fayard, 2010, p. 123.
[63] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, ibid., p. 19.
[64] Goldstein K., La Structure de l’organisme. Introduction à la biologie à partir de la pathologie humaine, trad. E. Burckhardt et J. Kuntz, Gallimard, Tel, 1983, p. 256.
[65] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, ibid., p. 345.
[66] Derrida J., « Et si l’animal répondait ? », in L’Animal que donc je suis, Galilée, 2006,
pp. 163-191.
[67] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », in Ecrits, ibid.
[68] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », in Ecrits, ibid., pp. 793-827.
[69] Lacan J., ibid., p. 807.
[70] Derrida J., « Et si l’animal répondait ? », ibid., p. 181.
[71] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Le Champ freudien, Seuil, 2004, p. 180.
[72] Lacan J., ibid., p. 35.
[73] Lacan J., ibid., p. 313.
[74] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, ibid., p. 312.
[75] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, Le Champ freudien, 1973, p. 53.
[76] Lacan J., ibid., p. 53-54.
[77] Lacan J., ibid., p. 39.
[78] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, ibid., p. 229.
[79] Lacan J., ibid., p. 228.
[80] Lacan J., ibid., p. 188.
[81] Lacan J., ibid., p. 192.
[82] Lacan J., ibid.., p. 192.
[83] Miller J.-A., Réponses à la leçon du 27 mai 1964, in Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, ibid., p. 195.
[84] Miller J.-A., « Introduction à la lecture du Séminaire de L’Angoisse », in La Cause freudienne, n°59, Navarin Editeur, 2005, p. 88.
[85] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, Le Champ freudien, p. 66.
[86] Miller J.-A., L’Orientation lacanienne, « L’Être et l’Un », cours du 11/05/2011, inédit, ibid..
[87] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Le Champ freudien, Seuil, 2011, p. 135.
[88] Comme l’a démontré J.-A. Miller dans son cours sur « L’Être et l’Un » cité précédemment.
[89] Gilson E., L’Être et l’Essence, Vrin, 2008, p. 43.