L’amitié selon Rousseau, de l’expérience douloureuse au projet politique

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Géraldine Lepan

Université Toulouse Jean Jaurès / IHRIM (Cerphi)

geraldine.lepan@orange.fr

 
 
 
Abstract: This article aims at shedding light on Rousseau’s twofold conception of friendship, as a singular and «true» relation on the one hand, and as civic friendship on the other hand. As regards the first point, the paper analyzes Rousseau’s frequent comparison between love and friendship, as well as the preeminence he assigns tot he latter. often compares love with friendship and gives prominence in this last. Friendship is a product of our natural impulses. The ideal represented by friendship also allows to measure truth and justice in social relations. With regard to the second point, the paper looks into Rousseau’s contractualism, as oppesed to Hobbes notion of sovereignity, tot he model of «politeness» and to the theory of moral sense. The article then shows how Rousseau regards politeness as hypocrisy and rejects commerce as a model of social life, while promoting a new form of empathic community.
 
Keywords: Rousseau, Hobbes, Plato, Aristotle, sociability, love and friendship
 
 

Dans une réflexion historique sur l’amitié, l’intérêt de la position de Rousseau est double.

D’une part, dans son portrait de l’homme sensible, il donne à l’amitié une place prépondérante. L’amitié fait le prix de la vie. Dans la cartographie des différentes formes d’attachement qu’il crée, le lien ne va pourtant jamais sans arrachement possible. Aussi l’amitié est-elle un don autant qu’un risque, mais un risque à courir puisqu’on ne peut refuser d’aimer. L’expérience de l’amitié, avec Diderot, le prouve : un attachement très fort les unit, avant qu’une dispute irréversible n’en fasse des « frères ennemis » (Cf. Fabre 1961, 155-213 et 1975, 19-65). Brouillé avec presque tous ses amis, Rousseau écrira dans les Rêveries du promeneur solitaire : « ils ont brisé violemment tous les liens qui m’attachaient à eux » (OC I, 995). L’amitié peut finir. Ce drame, les Anciens l’ont esquivé en privilégiant les amitiés parfaites, et les humanistes l’ont à peine jugé possible, l’amitié étant le fait des hommes sages et prudents (cf. Daumas 2011, 109-110)[1]. Rousseau, lui, le met en scène dans de nombreux textes en inventant une « histoire de l’amitié » qui, comme celle de l’amour, comporte des crises, des trahisons et des ruptures[2].

D’autre part, sur le plan politique, il hérite de Hobbes le refus de la sociabilité naturelle. Il écarte également le modèle de la sociabilité comme politesse des mœurs – critiquée comme hypocrisie. Il n’en construit pas moins une théorie du sentiment collectif, différente des théories des sentiments moraux présentes chez les anglo-écossais, qui doit suturer ce que la politique seule n’arrive pas à obtenir. L’inspiration s’en trouve notamment chez Spinoza, pour qui l’ordre social et politique ne s’établit ni contre ni sans les passions, mais bien grâce à elles, par une gestion et une régulation appropriées. Si l’institution de l’État n’empêche pas les passions, elle peut modifier leurs effets sur les citoyens.

Au croisement de ces différentes tendances, Rousseau retient de Hobbes la négation de la sociabilité naturelle, de Spinoza l’idée que la cité est néanmoins soudée par des affects communs, et de Hume l’idée d’une régulation affective des rapports sociaux par un sentiment social distinct d’une aptitude naturelle à la vie civile, qu’il appelle non pas la sympathie mais la pitié. Aussi réinscrit-il l’ordre politique légitime dans l’ordre de passions communes de cohésion qui donnent une nouvelle acuité à la philia civique.

Rousseau ne sépare pas la politique d’une science de la nature humaine. En accordant une place essentielle à l’affectivité dans la constitution de la socialité, en faisant du corps politique un corps passionnel, il s’écarte de la tradition juridique du droit naturel et du pur rationalisme.

La difficulté nouvelle qu’il rencontre est alors de penser ensemble l’amitié individuelle, telle qu’on la rencontre dans ses écrits non –non immédiatement en tout cas-politiques, et le soubassement affectif du politique (mœurs, religion civique, fraternité etc.) qui vient compléter le Contrat social. Comment articuler l’amitié individuelle et les sentiments amicaux qui accompagnent le projet politique ?
 
 
1. Rousseau, les traités de l’amitié et les philosophes
 
Rousseau connaissait très bien les traités sur l’amitié qui fleurissent au XVIIIe siècle, notamment Le Traité de l’amitié de Louis-Sylvestre de Sacy (1703), ainsi que celui de Mme de Lambert, dont la parution posthume, en 1736, suit de loin la diffusion orale. Pour Mme de Lambert, lectrice des Anciens et de Montaigne, l’amour est une « passion turbulente », tandis que l’amitié est un « sentiment doux et réglé », solide et durable, une sorte d’amour « purifié ». La vertu rend l’amitié supérieure à l’amour qui, lui, est esclave des sens (Cf. Mme de Lambert 1999, 27-28, 41)[3]. Elle importe au lien social, car s’il s’agit de comprendre les ressorts de la « vie civile », on ne peut en rester à la demande de sincérité.

On peut ajouter les écrit de Mlle de Scudéry, du marquis de Caraccioli, de Le Maître de Claville, ou encore les Conseils de l’amitié de Pernetti en 1746 (Cf. Acher et Gerson 1974 et Pulcini 1998, 165)[4]. Le thème de l’amitié est aussi présent dans les journaux, dans le Spectateur d’Addison et les Journaux de Marivaux. Jusqu’à la fin du siècle, les publications sur l’amitié, à connotation morale et mondaine, sont très nombreuses, souvent le fait de femmes, avant de disparaître au XIXe siècle Vincent-Buffault (Cf. Vincent-Buffault 1995, 78-81 et sq.). L’éloge de l’amitié s’insère dans un discours plus large détaillant les différentes formes de civilité, valorisées comme signe d’un progrès possible des mœurs et des Lumières, et effet d’une disposition naturelle à la vie en commun.

Les XVIIe et XVIIIe siècles offrent pourtant la juxtaposition de deux représentations antagonistes de l’amitié : à l’éloge de l’amitié émotionnelle, souvent reliée à l’idéal amical sublime hérité de l’antiquité, le sentimentalisme ambiant idéalisant souvent le « doux commerce » fruit d’une généralisation de l’amitié pouvant aller jusqu’à « une concorde universelle »[5], s’oppose l’amitié instrumentale, héritée de l’âge classique, fondée sur la position sociale qui permet de s’acheter des amis, selon une image présente chez Hobbes (Cf. Hobbes 2003, 140). Subsiste l’idée, développée dans les traités de savoir-vivre et d’éducation, que l’amitié, source de dons et de faveurs, est un moyen d’avancer socialement[6]. L’amitié est un bien à préserver, à faire fructifier et que l’on peut même transférer. On hérite des amitiés comme des inimitiés de ses parents – Hobbes le reconnaît au chapitre X du Léviathan (Cf. Hobbes 1971, 88)[7].

De fait, le courant majoritaire de l’âge classique a fondé l’ordre politique sur l’intérêt particulier en dénonçant les apparences de l’amitié. Hobbes et les grands moralistes de son siècle, Pascal, Mandeville, La Rochefoucauld, se sont livrés à une réduction des affects sociaux, toujours suspects de masquer l’amour-propre et de couvrir d’un nom altruiste les ressorts de l’égoïsme.

Sans doute le tournant dans l’histoire des doctrines modernes de la civilité et de la politesse est-il à rapporter aux doctrines anglaises et écossaises de la sympathie qui se développent depuis Shaftesbury, chez Hutcheson  puis Hume et Smith. Leur ambition affichée est de formuler une réponse à l’anthropologie hobbesienne, de remettre en cause le système de l’égoïsme, la prédominance de la raison dans la moralité et l’idée du pouvoir absolu. En ce sens, la théorie des sentiments moraux est le substitut de la conception de la sociabilité naturelle, et une réponse au scepticisme moral propre au système hobbesien. Érigée par Hume en principe de la nature humaine, la sympathie ne se confond ni avec la pitié ni avec la compassion. Elle permet d’évacuer l’argument commun à La Rochefoucauld et Hobbes, selon lequel toutes les vertus sociales sont les symptômes d’un amour-propre plus ou moins voilé.

En renouvelant à son tour la thématique de la philia, en bouleversant les raisons qui font que les hommes doivent vivre avec leurs semblables (Cf. Raynaud 2013, 121-122), Rousseau s’inscrit donc dans un débat très vif et critique l’orientation générale des Lumières : aux salons indifférents à la vérité et à l’uniformité croissante des sociétés contemporaines polies et raffinées, il oppose ou la solitude, ou la transposition de la cité-État à des conditions nouvelles, en tout cas des modes de socialisation distincts selon des conditions socio-historiques variables. Il interroge sous toutes ses facettes le concept du « lien », toujours aporétique : l’homme « s’assujettit à tous ses semblables » en se liant, et il a pourtant besoin de cette mise en relation pour s’accomplir.
 
 
2. Raison et sentiments
 
Les rapports de l’individu à la communauté résultent selon lui d’une combinaison entre la raison et les sentiments : notre souci des autres s’enracine dans une passion, non dans une déduction rationnelle (Cf. par exemple Rousseau OC IV, 596). Rousseau conteste par là la tentative d’établir la moralité et la socialité uniquement sur la base d’un calcul de son propre intérêt par l’individu, selon la démonstration menée dans la première partie du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. L’ « abominable philosophie » de l’intérêt est celle qui fait dire au philosophe « insensible », à l’aspect d’un homme souffrant, « péris si tu veux, je suis en sûreté ». « Il n’a qu’à mettre ses mains sur ses oreilles et s’argumenter un peu, pour empêcher la Nature qui se révolte en lui de l’identifier avec celui qu’on assassine » (OC III, 156 et Confessions, OC I, 389).

Dans sa contestation (pertinente) de la sociabilité naturelle de l’homme, Hobbes a en effet commis une double erreur : il a confondu l’amour de soi et l’amour-propre, et il a négligé la force de la pitié, que même Mandeville a été obligé de reconnaître. Comment éviter l’égoïsme et l’intellectualisme, tel est le double écueil que Rousseau cherche à éviter.

Contre Hobbes, il s’agit d’abord de définir l’humanité comme l’expérience du partage, et d’abord du partage des souffrances. L’éducation à l’humanité passe par l’expérience de la vulnérabilité. L’expérience partagée de la faiblesse de l’homme s’oppose à celle de la division, du repli sur soi, des passions négatives et rétrécissantes qui sont corrélées à une structure sociale attisant l’inégalité et la division de la société en classes antagonistes. L’individualisme nous amène à concevoir notre intérêt comme dissocié de l’intérêt commun, tandis qu’il faut réaffirmer, en le fondant, le lien entre amour de soi, jouissance intérieure et expansion sur autrui. L’union politique, nécessairement limitée, ne peut se fonder sur les besoins – séparateurs : en cela, Hobbes avait raison – mais sur des passions positives de bienveillance et d’amitié, qui font que les hommes s’associent non par amour d’eux-mêmes, mais par amour du tout dont ils font partie – en cela, Spinoza a ouvert la voie.

Ainsi, fonder nos devoirs envers nos semblables sur la seule raison est une abstraction morale. Le calcul est une base insuffisante pour la vraie moralité. Cette règle, sans enracinement dans le cœur, représente un droit abstrait et n’engage pas durablement l’individu qui voit aussi raisonnablement l’intérêt qu’il y a à être méchant quand tous sont tenus d’être honnêtes.

En réfutant l’idée de loi naturelle, c’est-à-dire l’idée d’obligation naturelle, Rousseau promeut la combinaison d’amour de soi et de pitié, soit une impulsion à bien faire[8]. La pitié, principe de toutes les vertus sociales, ne s’oppose pas à l’égoïsme, elle modère l’amour de soi, qui est naturellement orienté vers l’intérêt propre de l’individu, en le prolongeant et en instituant une affectivité sans norme.

La substitution de la pitié à la sociabilité naturelle engage ainsi un bouleversement de la philosophie morale et rend possible une théorie des passions sociales.

C’est à l’analyse de ces deux plans, distincts mais complémentaires, que l’on va maintenant se consacrer, l’amitié individuelle, essentielle dans la correspondance et les textes à visée autobiographique et anthropologique, l’amitié civique dans les traités politiques  – ce parcours nous permettant d’intégrer progressivement l’individu dans son tissu social et politique.
 
 
3. L’attachement
 
Du fait de son insuffisance ontologique, l’homme a besoin des autres, il est un être « relatif» (Émile, OC IV, 534)[9], qui se définit par ses « rapports » avec ses semblables. L’homme est « capable d’attachement » (Émile, OC IV, 520), son âme est naturellement « expansive[10] : cette thèse mainte fois répétée a une portée autant morale que politique. Vivre une « vie humaine », c’est vivre avec et pour autrui (Deuxième Dialogue, OC III, 936), au point que celui qui n’a jamais aimé n’a pas vécu (Emile, OC IV, 503-504). Certes, aimer sans être aimé est un malheur, mais l’amour est la condition du bonheur.. Sur ces points, Rousseau ne semble au premier abord guère original. Mme de Lambert soutient ainsi que le cœur « est fait pour aimer, il est sans vie dès que vous lui refusez le plaisir d’aimer et d’être aimé. » (Mme de Lambert 1999, 35).

En quoi la conception de l’amitié de Rousseau est-elle à la fois singulière et consistante ? D’abord en ce qu’il fait une généalogie de l’amour et l’amitié et les englobe dans la nécessité de l’éducation : il faut apprendre à aimer et à se faire aimer, et comprendre ce que ou qui l’on doit aimer. Ainsi met-il un soin tout particulier à expliquer le phénomène de décentrement qui rend compte de ce que l’homme, qui s’aime naturellement et se préfère naturellement à tout, en vient à s’attacher à un compagnon, à perdre son moi « absolu » pour acquérir un moi « relatif ». Amour et amitié deviennent la suite, non nécessaire, de l’amour de soi et de la pitié. Qualifier la puberté de « deuxième naissance », dans l’Émile, souligne le pouvoir d’éveil et la vertu socialisatrice de l’amour.

Ces thèses essentielles sont déployées dans les écrits « autobiographiques », où les variations du verbe « aimer » occupent une place essentielle dans le devenir sujet de l’individu Rousseau, comme dans sa perte, et dans l’Émile pour autant que ce texte narre l’histoire du sujet moral. Or cette dernière est appréhendée du point de vue des conduites affectives, comprises comme progression et approfondissement des relations que nous entretenons avec notre environnement : le premier âge est celui de la relation aux choses et aux êtres animés, ou « rapports physiques » ; la puberté fait entrer dans les « rapports moraux » avec les autres hommes, lorsque l’enfant est devenu un être relationnel capable d’amitié et d’amour ; les « rapports civils », enfin, le transforment en un être public vivant selon des règles communes, mis en rapport avec des « concitoyens » auxquels il est attaché par l’intermédiaire des lois.

Comme philein chez les Grecs ou amare chez les latins, qui comprennent toutes les affections, « aimer » a dans la langue de Rousseau des sens très variés qui ne sont pas étanches, se touchent et parfois se transmuent l’un dans l’autre, permettant de parcourir tout le continuum des sentiments humains et de retrouver l’effort de sériation des diverses figures de la relation amicale entrepris par Aristote et Cicéron.

On passe ainsi de l’existence à une vie proprement humaine, lorsqu’on s’ouvre à autrui et qu’on passe de la solitude à la communauté humaine. Se pose alors le problème, central depuis l’antiquité et transformé en topos, de la conciliation entre philia et autarkeia. Les emprunts de Rousseau à la tradition antique sont éclectiques. Seul Dieu est un être absolument solitaire, mais cette condition est étrangère à l’homme, commence-t-il par réaffirmer à la suite d’Aristote[11].

Le problème de l’autarcie ontologique  devient celui de Rousseau lui-même: « J’ai un cœur très aimant, mais qui peut se suffire à lui-même » (Lettre à Malesherbes, OC I, 1144). Tout attachement est simultanément « un signe d’insuffisance » (Émile, OC IV, 502), la manifestation d’un « vide[12] » en soi, mais aussi la condition d’un bonheur fragile. Du fait de sa finitude, l’homme a un besoin physique et moral d’autrui, il est appelé à collaborer avec lui et à l’aimer, mais par là-même, à augmenter sa dépendance par rapport à autrui, Rousseau retrouvant à l’occasion des accents stoïciens dans la recommandation de ne pas être attaché à ce qui ne dépend pas de nous[13]. « Jean-Jacques » en offre l’illustration, lorsqu’il souligne qu’en en son cœur, besoin vital de s’inscrire dans une communauté d’actions et un partage de sentiments, et goût de l’indépendance, se heurtent sans cesse.

Si les hommes sont faits pour « devenir sociables », selon la formule retenue dans l’Émile, alors un homme sans société ou qui n’a plus de société que lui-même, n’est plus vraiment un homme. L’expérience du détachement et de la solitude absolue, dans la première Lettre des Solitaires, est reprise et radicalisée dans les Rêveries : Jean-Jacques est devenu un extraterrestre, radicalement étranger au monde dans lequel il vit. Il n’a plus « ni prochain, ni semblables ni frères ». Lorsqu’il a le sentiment qu’il n’a « plus […] de relation réelle, de véritable société », Rousseau se décrit ainsi : « Je suis nul désormais parmi les hommes et c’est tout ce que je puis être » (Rêveries, OC I, 1000).
 
 
4. Amis, amants, époux
 
L’amitié prend donc place dans la théorie de l’homme comme être sensible, qui peut éventuellement vivre hors de la société politique, mais non point « sans attachements[14] », car la structure de sa « sensibilité morale » est telle qu’elle le fait s’attacher à des êtres qui lui sont étrangers (Dialogues, OC I, 805). Seule cette « sensibilité de cœur», stimulée et développée, transformée en « douce habitude des sentiments affectueux » fait vraiment jouir de soi  (OC I, 104).

Dans le lexique de Rousseau, l’amitié touche à l’amour sans vraiment se confondre avec lui[15], et s’inscrit dans un large registre affectif dont toutes les nuances sont relevées. Ainsi, la « sympathie » peut occasionnellement décrire l’attirance indéfinissable qui unit deux êtres, elle cohabite avec la tendresse conjugale sans se confondre avec elle, tandis que l’amour relève de l’illusion et de l’idéalisation, et implique désir, exclusivité, enthousiasme et inquiétude.

Comment l’amitié est-elle décrite ? Elle est ouverture des cœurs fondée sur la sincérité et la réciprocité. C’est un sentiment « doux », auquel manquent « les divins égarements de la raison », mais fondé sur la reconnaissance mutuelle. Comme « produit secondaire de la passion sexuelle originelle » (selon Bloom 1996, 153), il lui manque le trouble de l’amour et le désir comme épreuve douloureuse de l’absence et du manque (Cf. OC II, 675-677).

Mais d’un autre côté, l’amitié gagne en présence, elle se concrétise dans l’intimité partagée, dans le fait d’être une relation entre égaux. L’amitié est faite d’égalité, de confiance et de franchise, selon les Grecs. Rousseau réactive aussi l’idée traditionnelle de l’intimité comme épanchement des âmes, au point que l’amitié se passe de mots, elle consiste dans un sentiment commun plus que dans un échange de paroles (Cf. OC II, 558), la pistis ou la fides, étant interprétée comme la facilité de se pénétrer réciproquement.

La frontière parfois bien tracée entre les deux sentiments est brouillée lorsqu’il s’avère que l’amitié peut être passionnée – c’est même la passion de l’amitié qui définit le personnage de Claire dans la Nouvelle Héloïse (Claire formant avec Julie le couple des « inséparables »), tandis que l’amour peut se transformer en amitié, et inversement, l’amitié se transformer en un amour issu de la fréquentation fraternelle, comme en témoigne de nouveau l’évolution de Claire à l’égard de Saint-Preux.

On remarquera qu’à la différence de la tendance nouvelle du romantisme à exalter l’amour et à en faire l’attachement primordial -Julie et Saint-Preux ont tous les deux un ami ou une amie dont la vie sentimentale est une pâle réplique de celle des deux héros -, le ressort dramatique fondamental de la Nouvelle Héloïse apparaît comme le projet d’accomplir la transformation de l’amour exclusif, en un lien d’amitié réciproque et partageable : nous aurons changé « un tendre amour en une amitié non moins vive », écrit Julie à Saint-Preux à la fin du roman (OC II, 664). En ce sens, Rousseau renverse le schéma platonicien, présent dans le Lysis, de dépassement philosophique de l’amitié (philia) en amour (eros) (Cf. Macherey 2002, 58-75).

La valeur de l’amitié tient à son opposition tant à l’isolement des amoureux, qu’au commerce social. Fondée sur une confiance réciproque et totale, elle est une fin en soi, non un moyen. Il s’agit par là de remettre en cause une conception plus globale de la société comme échange de services ou de bienfaits. Rousseau dénonce ainsi l’idée selon laquelle « le commerce d’amour-propre » comme désir d’être aimé et estimé par autrui pourrait être « le fondement de la civilité humaine », comme le soutient Nicole (Cf. Nicole 2016, 201-202 et El Mur 2001, 177).

Ces points sont particulièrement approfondis dans la correspondance. Dans les Lettres à Malesherbes et dans la narration de sa rupture avec Madame d’Epinay et Diderot, Rousseau ne cesse de rappeler, pour reprendre un extrait particulièrement frappant, que « Le langage du calcul n’est pas celui de l’amitié, qui ne peut vivre qu’entre ceux qui ne se doivent que les obligations de la commune humanité » (Cf. Lettre à F. M. Grimm, amant de Mme d’Epinay, du 26 oct. 1757, CC, IV, 297sq.). La « pure » amitié ou amitié « véritable » ou « vraie »[16], est faite de sentiment et de désintéressement, non de services et de devoirs. S’opposant aux « amitiés feintes », au règne généralisé de la dissimulation qui fait de l’ami un ennemi (Cf. Discours sur les sciences et les arts, OC III, et Dialogues, OC I, 701), elle offre un idéal des liens moraux et civils entre les hommes : « Qu’importe qu’un des deux amis donne ou reçoive, et que les biens communs passent d’une main dans l’autre, on se souvient qu’on s’est aimés et tout est dit, on peut oublier tout le reste » (Mon portrait, OC I, 1126-1127).

À Diderot, il rétorque : « Je ne veux que de l’amitié ; et c’est la seule chose qu’on me refuse. Ingrat, je ne t’ai point rendu de services, mais je t’ai aimé » (Lettre du 23 ou 24 mars 1757, CC, vol. IV, 195)

L’amitié requiert la sincérité, et s’oppose au commerce ordinaire des hommes, comme le souligne également la première Lettre à Malesherbes :
 

Il est certain que cet esprit de liberté me vient moins d’orgueil que de paresse ; mais cette paresse est incroyable ; tout l’effarouche ; les moindres devoirs de la vie civile lui sont insupportables. Un mot à dire, une lettre à écrire, une visite à faire, sont pour moi des supplices. Voilà pourquoi, quoique le commerce ordinaire des hommes me soit odieux, l’intime amitié m’est si chère, parce qu’il n’y a plus de devoirs pour elle. On suit son cœur et tout est fait. (OC I, 1132)

L’amitié véritable n’implique ni échange ni domination. Diderot se méprend sur sa nature, lui faisant perdre son caractère libre pour en faire une exacte revue des services rendus, sur fond de contrainte et de rivalité[17]. Or la relation d’amitié est irréductible à celle du besoin, de l’intérêt et de l’amour-propre : elle consiste à aimer, à vouloir le bien de l’autre en respectant son altérité et sa liberté.

C’est ce que Rousseau ne pardonne pas à ses amis philosophes : ils l’ont toujours commandé, ils ont réussi à le « tourmenter » (Cf. Confessions, OC I, 424, 455-456), alors que le lien avec autrui n’est parfait qu’à condition de supprimer toute dépendance : « Je veux que mes amis soient mes amis et non pas mes maîtres […] Je veux bien leur aliéner mon cœur mais non pas ma liberté. » (À Mme d’Epinay, CC, 4, 198).

Dans ses relations compliquées avec ses amis, Rousseau décrit une liberté aliénée, qui l’amène par contrecoup à défendre une solitude positive. À Diderot qui soutient dans le Fils naturel qu’ « il n’y a que le méchant qui soit seul », Rousseau rétorque alors qu’« il n’y a que l’homme seul qui soit bon» (Confessions, OC I, 455-456). Le méchant a besoin d’autrui pour alimenter et exercer sa méchanceté ; le bon, se sachant faillible, se met en situation de ne pas nuire. Pour Rousseau, Diderot s’est corrompu en devenant « homme du monde » ; Rousseau se sent moins seul à la campagne que Diderot ne l’est en réalité à Paris. La solitude est refus de la comédie des apparences qui fonde la société, particulièrement la société parisienne.

Les deux amis rompent définitivement en 1758 : à partir de ce moment-là, ils ne se verront ni ne s’écriront plus, mais s’interpelleront indirectement au travers de leurs textes jusqu’à la fin de leur vie. L’amitié s’est inversée en sentiment de la persécution chez l’un et en ressentiment tenace chez l’autre. Dans les Dialogues, Rousseau continue à se défendre d’être un misanthrope : « Les méchants ne sont point dans les déserts, ils sont dans le monde » (OC I, 788).

La violence de la rupture manifeste l’exigence inhérente à la relation amicale. En l’aspiration au choix de l’ami peut s’exprimer la liberté individuelle en matière de liens sociaux. Mais en outre, au sein des « relations » qui font la vie de l’homme social, l’amitié engage et apparaît comme « le plus sacré » des contrats, car passé entre deux individus qui se placent réciproquement sur un même pied d’égalité. En elle se nouent donc liberté et fidélité. C’est pourquoi l’idéal de l’honnête homme n’en produit qu’une contrefaçon sous la figure de l’honnêteté : « un honnête homme qui ne sent rien rend service et croit être ami ; il se trompe, il n’est qu’honnête homme. » (Lettre à Diderot du 23 ou 24 mars 1757, CC, 4, 195).
 
 
5. L’amitié et le système du cœur humain
 
L’intérêt personnel et théorique de premier plan que Rousseau porte à l’amitié a pu être favorisé par le travail de compilation effectué pour l’ouvrage sur l’amitié que préparait Mme Dupin, dont le plan projetait d’aborder les points (traditionnels) suivants : a) Des opinions vulgaires sur l’amitié, b) Des avantages de l’amitié, c) Devoirs de l’amitié (Cf. Acher (1971, 34) et Sénéchal 1963-65, 177 et 226-27).  Pour reprendre les termes de Rousseau, « l’amitié suppose de bonnes mœurs, mais elle y ajoute encore. L’amitié, pour ainsi dire, voit les hommes de plus près que la morale ».

Les notes prises pour cet ouvrage révèlent une grande culture classique (Cf. Perrin 2012, 15 et sq.). L’imprégnation d’Aristote, de Cicéron et de Plutarque, vient se greffer sur le système original des « principes » du cœur humain.

Non plus descriptivement mais génétiquement, le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes mentionne en effet l’amitié dans le cadre d’un développement ordonné de la pitié, second principe du cœur humain subordonné à l’amour de soi. Elle est alors un produit de la pitié, qui est elle-même attachement pour un autre être sensible et particulièrement pour le semblable en tant que tel : « La bienveillance et l’amitié même sont, à le bien prendre, des productions d’une pitié constante, fixée sur un objet particulier : car désirer que quelqu’un ne souffre point, qu’est-ce autre chose que désirer qu’il soit heureux ? » (OC III, 155).

Première expression de l’entrée dans le monde « moral », première dérivation de la pitié, l’amitié fait partie des « passions tendres et affectueuses[18] », dont la fonction se précisera, dans l’Émile, de retarder l’éclosion de l’amour comme passion inquiète.

Dans d’autres textes, l’amitié s’applique aussi à la relation de l’homme avec lui-même, et l’amour de soi apparaît comme le principe de l’amour d’autrui :
 

L’amour de soi-même, ainsi que l’amitié qui n’en est que le partage, n’a point d’autre loi que le sentiment qui l’inspire ; on fait tout pour son ami comme pour soi, non par devoir mais par délice, tous les services qu’on lui rend sont des biens qu’on se fait à soi-même, toute la reconnaissance qu’inspirent ceux qu’on reçoit de lui est un doux témoignage que son cœur répond au nôtre [… ]», écrit-il à Sophie. (Lettre à S. d’Houdetot du 17 déc. 1757, CC, 4, 394)[19]

Dans cette lettre datant de 1757, comme plus tard dans l’Émile, la pitié, et l’amitié qui la concentre sur un objet particulier, ne sont plus une passion distincte de l’amour de soi. On appréhende les maux d’autrui car on craint de les subir un jour. Pitié et amitié dérivent de l’amour de soi comme de la seule passion naturelle désormais, « passion primitive, innée, antérieure à tout autre, et dont toutes les autres ne sont, en un sens, que des modifications » (Emile, OC IV, 91). L’amitié est le « partage » de l’amour de soi ; elle dérive de l’amour de soi ou de la philautia entendue moins comme égoïsme que comme expression du sentiment que l’on se doit.

Inversement, l’homme pervers, ne pouvant parvenir à s’aimer lui-même, n’est pas non plus capable d’amitié envers autrui. Le méchant est incapable d’amitié car il s’aime contre les autres[20], il « se craint et se fuit » dans le langage de Rousseau :
 

Le plus méchant des hommes est celui qui s’isole le plus, qui concentre le plus son cœur en lui-même ; le meilleur est celui qui partage également ses affections à tous ses semblables […]. Mais quiconque aime tendrement ses parents, ses amis, sa patrie et le genre humain, se dégrade par un attachement désordonné qui nuit bientôt à tous les autres et leur est infailliblement préféré.  (Lettre à d’Alembert, OC V, 107)

La facilité de l’attachement et son extension sont un signe de son irréalité, ce par quoi on retrouve la condamnation antique de la polyphilia : « Je ne connais point de plus grand ennemi des hommes que l’ami de tout le monde » (OC V, 35)[21]. On se souvient que dans la Lettre à d’Alembert, Philinte, qui revendique une position d’honnête homme, est l’ami de tout le monde, ce qui suffit à disqualifier son statut moral (OC V, 36).

Ainsi, la capacité à ressentir de l’amitié pour autrui entretient un rapport avec la capacité de ressentir de l’amitié pour soi-même. L’amitié se tire donc des inclinations naturelles au cœur humain, l’amour de soi et la pitié. De façon originale par rapport à la tradition égoïste, elle ne s’oppose pas à l’égoïsme, mais devient une « conséquence » de l’amour de soi. Elle en est le partage ou l’extension, car elle le prolonge au-dehors de soi dans la répugnance à voir souffrir tout être sensible et particulièrement son semblable.
 
 
6. Au carrefour de la morale et de la politique
 
Mais l’amitié, telle la philia antique, conserve aussi une pertinence politique.

Selon un angle critique d’abord, car il n’y a d’amitié qu’entre égaux. L’amitié inégale est par définition contraignante, la reconnaissance y est un devoir, qui induit nécessairement l’ingratitude. Hobbes, avant lui, l’avait remarqué – mais en signalant quant à lui que c’est entre égaux que la gratitude est un fardeau[22]. L’amitié vue comme une contrainte sociale se transforme en l’exercice d’un pouvoir incompatible avec la liberté, qui se manifeste d’abord comme une « force négative », dans le pouvoir négatif de ne pas faire ce que l’on ne veut pas et de rester soi parmi les autres en résistant de façon « indomptable », tel le polisson loué dans Émile.

Rousseau renouvelle le sens de la relation dissymétrique entre riche et pauvre en l’analysant à la lumière, politique, de l’idéal de relations égalitaires, car « toute association inégale est toujours désavantageuse au parti faible[23] ». Dans Émile, il montre que seuls les êtres souffrants sont objet et dignes de pitié, les riches s’exceptant de la réciprocité affective qui fait l’humanité. À partir du moment où l’humanité se distribue entre riches et pauvres, la pitié est remplacée, non pas tant par l’indifférence réciproque, que par le couple mépris-envie, et l’amitié par la flatterie-orgueil. L’amitié exclut donc la dépendance et la division du champ social en « états » ou « conditions » antagonistes.

En tant qu’outil critique, elle permet d’affirmer la nécessité d’une authenticité de l’être en société, mais aussi d’appréhender et de mesurer la dégradation et l’âpreté du lien social à la disparition des sentiments fraternels. Tel est en effet le diagnostic sur les sociétés modernes : agrégation ne fonctionnant que par le jeu des égoïsmes individuels, absence de liaison interne des individus, passions aimantes perverties par l’amour-propre ; liens familiaux altérés ; désir de distinction faisant obstacle à l’amitié (Cf. le livre I d’Emile et la fin du livre IV, OC IV, 683). Liaison idéalement libre et transparente, l’amitié offre un étalon de critique du lien social et sert de critère pour interroger le rapport de l’individu à la communauté.

Positivement ensuite, l’amitié civique désigne un lien politique et social, et s’exprime, dans le « rapport » légitime, sous la forme d’un attachement aux lois et aux concitoyens. Elle permet ainsi de comprendre l’articulation des plans psychologique, moral et politique.

L’amitié occupe donc encore dans l’œuvre de Rousseau une place essentielle, à certains égards comparable à celle qu’elle avait chez Aristote dans la réflexion morale et politique, en tant que relation singulière et privilégiée, mais aussi, en un sens anthropologique et sociologique plus lâche, en tant que vertu civique : désignant alors le lien social par excellence, « le choix délibéré de vivre ensemble », une entente et une disposition acquise par l’éducation, envers des concitoyens connus. Cette amitié maintient l’unité entre les citoyens d’une même cité qui vise la concorde et non l’esprit de faction (Cf. Aristote 1990, 148 et 313).

Que, chez Rousseau, ces deux acceptions persistent, sans que pour autant l’amitié comme sentiment personnel soit confondue avec l’amitié politique ni considérée comme le fondement de la vie sociale, ne va pourtant plus de soi. En effet, l’homme n’est plus défini comme un animal politique animé d’un appétit ou un instinct de société (Cf. Aristote 1983, 382-383)[24], selon les termes utilisés par les jurisconsultes fidèles à la tradition aristotélicienne. Il nous faut en effet apprendre à reconnaître l’humanité. L’humanité ne nous est pas donnée mais assignée comme une tâche à accomplir en vertu de notre perfectibilité et des circonstances que notre action libre doit modeler.

Rousseau opère à cet égard un véritable déplacement : l’amitié ne représente pas dans son système le « resserrement » d’une sociabilité générale dont il dénie le caractère spontané, mais fait bien plutôt signe vers le pacte amical, instrument critique des liens sociaux. Alors que les théoriciens du libéralisme et de la sympathie diluent l’amitié au sein de la gamme variée des sentiments humains, la gratitude, la générosité, la pitié…[25], Rousseau souligne son caractère exceptionnel, gratuit et réciproque.
 
 
7. Amitié et communauté
 
Faisant plus appel à la sincérité du cœur qu’à la contrainte des situations ou des institutions, l’amitié annule le sentiment du devoir et son caractère pénible. Elle lie les hommes d’un lien qui est « doux » et ne les asservit pas.

Pour Aristote, l’amitié politique est une vertu qui fait de l’homme privé déjà un citoyen, qui dispose à l’obéissance. À la limite -qui n’est jamais atteinte : l’amitié ne supprime pas la nécessité de la justice et des institutions-, le règne de l’amitié dispenserait de la contrainte juridique et instituerait le règne naturel du droit (Cf. Aristote 1983, 383, VIII, 1). De façon assez analogue pour Rousseau, l’amour dispense de la contrainte. Selon un principe d’imitation affective, les hommes veulent volontiers ce que veulent ceux qu’ils aiment : « Tout homme est vertueux quand sa volonté particulière est conforme en tout à la volonté générale, et nous voulons volontiers ce que veulent les gens que nous aimons. » (Discours sur l’économie politique, OC III,  254).

L’amitié parfaite, faite d’intimité, formerait une société où les âmes seraient unies par une confiance mutuelle absolue. Elle conduirait à vivre en marge de la société, faite de devoirs insupportables (Cf. Fraisse 1974, 121-122), et pourrait être l’antithèse du mode de vie bourgeois et constituer un refuge contre lui. Toutefois, l’amitié-refuge peut apparaître à Rousseau comme aussi irréalisable que l’amour sexuel (Cf. Balibar 2011, 170). Ce point, souligné par La Rochefoucauld et les moralistes : « il est encore moins impossible de trouver un véritable amour qu’une véritable amitié», et il fait figure de topos. Que l’amitié soit un idéal qui se heurte au réel, un tel constat désabusé ouvrait l’essai de Mme de Lambert : « C’est un sentiment qui est né avec nous : le premier mouvement du cœur a été de s’unir à un autre cœur. Cependant c’est une plainte générale : tout le monde dit qu’il n’y a point d’amis » (1999, 34).

Cependant, l’amitié est un modèle de rapports non conflictuels entre personnes égales ; elle fait partie des « passions attirantes et douces », elle consiste en un « partage » de l’amour de soi qui importe au lien social, si l’on ne veut pas réduire la société à une mécanique des passions ni à un lien purement utilitaire, à la manière de  Hobbes et Mandeville par exemple, soutenant que la vie sociale repose non sur la vertu, mais sur les passions et les intérêts[26].

Dès lors, la morale conduit à la politique et la politique ramène à la morale. De même que la pitié, l’amitié, la gratitude, la clémence et la générosité sont des affects pré-sociaux qui produisent par réflexion une connaissance morale et prédisposent à la vie sociale. La question politique est aussi celle des affects dont la société nous rend – ou non – capables, et des passions qui peuvent assurer sa cohésion.

La sensibilité, combinée aux lumières et à l’imagination, est principe d’union avec autrui. La politique légitime exploite cette sensibilité active positive ; elle étend l’amour de soi, elle suscite l’amour de la liberté et de l’égalité en les fixant sur une communauté déterminée ; le despotisme quant à lui favorise « la sensibilité négative », les passions « haineuses et cruelles» (Deuxième Dialogue, OC I, 805), l’amour-propre et l’individualisme.
 
 
8. Anthropologie politique
 
Cela explique que la théorie politique comporte une anthropologie des passions individuelles et collectives. La société civile décrite dans le second Discours est animée par l’envie et la concurrence, mais l’union politique pourrait se fonder sur des passions positives d’amitié, qui feraient que les hommes s’associeraient non seulement par amour d’eux-mêmes, mais par amour du tout dont ils font partie, ce qui est une manière de réfuter la tentative d’établir socialité et moralité uniquement sur la base d’un calcul de son propre intérêt par l’individu. La théorie rousseauiste de l’amitié civique apparaît alors comme une alternative au patriotisme classique et à la caritas chrétienne.

Il n’est pas pour autant question de soutenir que la société politique se fonde sur une « familiarité fraternelle» (OC II, 664), qu’elle se confond avec la société des amis ou des cœurs que constituent la « contre-société » de la Nouvelle Héloïse ou les types d’associations fondées sur l’attachement réciproque que présentent certains textes d’Émile (OC IV, 683) et des Dialogues (OC I, 820).

Dans la fiction, l’amour peut remplacer la loi, l’impulsion la contrainte du devoir, mais l’ « amitié civique et légale » (Cf. Aristote 2011, 147 / 1242b35), reste fondée sur la loi, l’utilité et l’objectivité juridique.

L’impossibilité de confondre morale et politique mais aussi la nécessité de les articuler, est mise en lumière dans le Premier Dialogue, lorsque Rousseau souligne que les méchants se lient entre eux plus fortement que les bons, retournant au passage le lieu commun de l’antiquité selon lequel il n’y a d’amitié qu’entre hommes de bien (Cf. également Discours sur l’économie politique, OC III, 247).

Le paradoxe de la politique consiste à construire pour les hommes des liens incontestables sans cependant nier leur liberté, à enchaîner les hommes avec leur volonté :

Le plus grand mal et la plus grande honte de l’état social est que le crime y fasse des liens plus indissolubles que n’en fait la vertu. Les méchants se lient entre eux plus fortement que les bons et leurs liaisons sont bien plus durables, parce qu’ils ne peuvent les rompre impunément, que de la durée de ces liaisons dépend le secret de leurs trames, l’impunité de leurs crimes, et qu’ils ont le plus grand intérêt à se ménager toujours réciproquement. Au lieu que les bons, unis seulement par des affections libres qui peuvent changer sans conséquence, rompent et se séparent sans crainte et sans risque dès qu’ils cessent de se convenir. (Premier Dialogue, OC I, 704-705)

À la société des méchants doit pouvoir être opposée une société mettant en jeu des affections, avec cette difficulté souvent soulignée que l’amour crée un lien précaire et conditionnel (Cf. Contrat social,  OC III, 409). Comme Spinoza l’a déjà vécu et théorisé, les passions communes jouent un rôle capital : indignation, colère, joie, fraternité sont des passions politiquement fédératrices, qui permettent aux peuples de se saisir dans leurs différences et par là d’affirmer leur autonomie grâce à un enthousiasme national.

Si le fondement de la société politique doit rester la loi, cette dernière doit alors être accordée aux mœurs et susciter un lien moral. Le contrat social a la prétention d’unir et d’assembler vraiment les hommes, et pas seulement de les « agréger », dans une communauté d’intention et de vouloir, de sentiments et de mœurs que seule une relative homogénéité sociale et économique rend possible (Cf. Contrat social, OC III, 359). La soumission commune à des lois établies et reconnues par chacun, se double d’un processus d’identification à une communauté.

Essentiel dans le Discours sur l’économie politique, cet objectif se retrouve dans le Contrat social au moins dans le chapitre consacré aux mœurs, et renvoyé à Platon, non pas ici le penseur de l’amour, mais l’auteur de la République, du Politique et des Lois, celui qui étudie la philia politiké car il n’est pas de communauté sans philia (Cf. Platon, OC I, 928).

D’après ce chapitre, les mœurs sont la  « quatrième [sorte de lois], la plus importante de toutes, qui ne se grave ni sur le marbre ni sur l’airain, mais dans le cœur des citoyens ; qui fait la véritable constitution de l’État ». Elles forment « l’inébranlable Clef de voûte » de l’édifice politique. La métaphore architecturale peut d’autant plus être mise en parallèle avec celle qu’utilise Platon dans les Lois, que Rousseau en appelle à l’esprit des anciens législateurs qui parvenaient à affectionner les citoyens à leur patrie[27]. Certes, un tel rappel n’est pas propre à Rousseau. Mais à la différence de beaucoup, tel Montesquieu, Rousseau se propose de réactualiser cette idée sous certaines conditions d’ailleurs très drastiques.

Si la société juste repose pour lui sur volonté générale et la loi, il est nécessaire, au-delà des rapports objectifs, de créer une relation plus intime : le sentiment d’une similitude profonde entre les hommes façonnés par les institutions, et de « fixer des sentiments de sociabilité ». On peut parler de fabrication de l’appartenance patriotique, et de l’institution d’une communauté de citoyens se regardant comme des amis ou des frères. Il faut en d’autres termes favoriser des passions aimantes, de cohésion, qui luttent contre l’individualisation des comportements. Instituer des liens (de fraternité, de bienveillance, d’amitié), tel sera aussi le projet de réforme dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne (OC III, 958). À l’appui de la théorie, l’histoire atteste qu’il y eut des hommes capables d’instituer des peuples : Moïse, Lycurgue, et Numa. Comment, dès lors, penser l’institution de la communauté affective ?
 
 
9. Éducation et perfectibilité de la sociabilité
 
En définissant l’homme par des impulsions, une perfectibilité fonction des circonstances rencontrées et une capacité d’identification à ses semblables, Rousseau manifeste qu’une société de justice ne peut ignorer l’affectivité. Le lien social repose certes sur la constitution d’une volonté générale et sur l’obéissance aux lois qui en émanent, mais aussi sur l’amour des institutions et des concitoyens.

Car d’une part, l’ordre de la justice qui impose le respect de l’égale liberté, établit un mécanisme de reconnaissance mutuelle qui fonde concrètement la solidarité des membres de la société, puisqu’on est désormais lié à ses concitoyens auxquels nous relient les lois. Ces lois rendent possible une forme d’altruisme bien éloignée du vague humanitarisme : il n’y est pas question de sentiment mais de prise en charge des droits et devoirs de chacun. Le principe de fraternisation politique, qui est l’autre nom de l’union en un seul corps, se décline donc juridiquement quand l’ordre politique est équitable. Telle est la leçon du Discours sur l’économie politique et des chapitres 5 et 6 du Contrat social. Il y a désormais dans le « corps politique » sensibilité réciproque, et correspondance interne, non simple juxtaposition ou correspondance externe comme l’offrait l’État artificiel de Hobbes.

D’autre part, la politique, dont les principes sont fondés sur la raison, s’adresse à des hommes conduits par leurs passions, et qui ont besoin de s’identifier au « tout ». La fraternisation se décline alors pathétiquement quand l’amour fait lien. Loin de s’en tenir au thème républicain de la sujétion aux lois, Rousseau découvre, après Platon qui soulignait que la polis ne peut exister que comme lien des affects, l’amour de la loi et des concitoyens et l’exigence d’identité sentie entre les hommes. Après Spinoza également, il exploite les phénomènes d’identification et d’imitation auxquels la comparaison des individus dans la vie sociale donne lieu. Sur ce terrain, il rencontre aussi les théoriciens des sentiments moraux dans le rejet d’un rationalisme incapable de fédérer les hommes et de fonder à lui seul la moralité (Cf. Discours sur l’Origine de l’Inégalité, OC III, 156-157 et Émile, OC IV, 596). « Les liens de convention » ont besoin d’une « prise naturelle » (Émile, OC IV, 700).

Le Contrat social ne se limite donc pas à une théorie juridique et contient une dimension historico-sociale ainsi qu’une théorie de la mutation anthropologique de l’homme sous l’action des lois : « Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine » (Contrat social, OC III, 381).

L’obligation est une relation de droit politique soutenue par un sentiment. Les principes du droit politique ne valent que par leur accord avec une anthropologie donnant à l’affectivité une place essentielle. Il s’agit, selon la formule d’Émile, d’accorder les sentiments et la raison, en révélant la force motrice des sentiments en l’homme : « L’erreur de la plupart des moralistes fut toujours de prendre l’homme pour un être essentiellement raisonnable. L’homme n’est qu’un être sensible qui consulte uniquement ses passions pour agir, et à qui la raison ne sert qu’à pallier les sottises qu’elles lui font faire » (Fragment sur « Les mœurs », OC III, 554)[28].

Il n’y a donc pas lieu d’échapper aux passions – ce sont les « instruments de notre conservation », dont seules les dérivations négatives doivent être combattues-, mais bien de développer de nouvelles formes de vie affective. Les hommes peuvent être modelés dans leurs désirs, on peut leur apprendre « à aimer un objet plutôt qu’un autre » (Discours sur l’économie politique, OC III, 259).

L’entreprise du « moi commun » dans le Contrat social (OC III, 361), manifeste ainsi l’exigence de « fabriquer » de la proximité en disposant les hommes à sympathiser, par l’éducation de leur imagination.

Telles sont les missions du Législateur et du gouvernement, « approprier » la législation aux conditions naturelles d’existence du peuple, aux « rapports qui naissent, tant de la situation locale, que du caractère des habitants » (Contrat Social, OC III, 392), ce qui explique que chaque volonté générale est dotée d’un attribut essentiel. La politique est solidaire d’un état des mœurs et de la culture, qui se manifeste dans « l’esprit général de la nation » (Projet de constitution pour la Corse, OC III,  905 et Contrat social, ch. 8 à 11 du Livre II, notamment OC III, 392), l’ingenium selon Spinoza. La société humaine est inséparable des effets que lui imprime l’organisation politique, qui de son côté doit s’appuyer sur l’état des mœurs.

Ce cercle s’exprime dans l’interaction entre les lois et les mœurs : les lois ne peuvent influencer le caractère national que si elles en découlent et tirent leur force de lui (Lettre à d’Alembert, OC V, 61). La volonté générale ne relève donc pas d’une tendance qu’auraient les hommes à vivre en cités de manière naturelle et universelle. Générale du point de vue du peuple qui l’a engendrée, elle n’est que particulière par rapport aux autres peuples. Aussi ne peut-elle apparaître concrètement que dans certains contextes historiques et culturels précis.

Ainsi, le  vocabulaire de l’amitié et de la fraternité patriotique finit par désigner, symboliquement, les rapports civils et politiques, faisant le lien entre la communauté familiale, soudée par des sentiments supposés intenses et communs, et la République (Cf. Ménissier 2012, 35-51).
 
 
10. La religion civile
 
Un tel résultat provient de l’action continue des lois, à laquelle s’ajoute la mise en œuvre de fictions et/ou de l’institution d’une religion civile créant des sentiments de fraternité et d’amitié civiques. La religion civile, en plus de  consolider le respect des lois, borne en effet la sociabilité aux limites de la société (CS, OC III,  468).

C’est ce que montre le chapitre célèbre consacré à la religion civile, lié, dans son écriture comme dans son objet, au ch. II, 7 sur le Législateur. La religion remplit ici la fonction qu’assure l’éducation publique dans le Discours sur l’économie politique et les Considérations sur le gouvernement de Pologne, la transformation de la nature de l’homme et son intégration au tout en tant qu’unité fractionnaire. La religion civile, « en aval », sacralise les institutions, en conciliant volontés particulières et volonté générale, et en développant ainsi le dévouement au bien commun.

Comment rendre indissoluble et même « sacrée » la convention sociale, étant donné l’inconstance et la diversité des citoyens ? Comment engager le citoyen à être dans le futur toujours aussi dévoué à la chose publique ? « Captiver » les volontés, telle est la solution politique préconisée. Or la religion, considérée moins comme un ensemble de dogmes que comme un noyau moral affermissant la pratique de nos devoirs, peut y aider[29]. Le projet de religion civile se justifie par sa fonction sociale, car elle peut servir d’ « instrument » à la politique (Cf. Contrat social, OC III, 384). En lui donnant un rôle essentiel dans la cohésion de l’État, Rousseau met en avant sa signification étymologique, dont il reconnaît aux Romains le mérite de l’avoir bien exploitée : la religion attache, elle lie et soude la communauté (re-ligare). En traitant la religion civile, Rousseau s’inspire des principes énoncés par Socrate dans la République puis par l’Étranger dans les Lois, qui visent à lier étroitement politique et religion : il importe aux « fondateurs d’États » de repenser la théologie, de construire des « fictions favorables à la vertu », de nature à engendrer la « mutuelle amitié » de la cité (Cf. Platon, République, OC I, 928).

Comment utiliser le besoin de religion tout en conjurant ses possibles excès ? Distincte des religions historiques, la religion civile se veut favorable à la « société particulière ». La question ne porte donc pas sur sa valeur de vérité, mais sur les services qu’elle peut rendre à un État particulier par les effets qu’elle produit, dans un contexte politique fixé, depuis le second Discours, comme celui de la fragmentation du genre humain en puissances entre lesquelles règne un état de guerre.

Sur cette base proprement politique[30], trois types de religions sont différenciées. Les religions païennes, nées dans l’antiquité, sont utiles à l’État mais nuisibles au genre humain, car alimentant la guerre et produisant un lien social trop « exclusif » ou « serré » (Contrat social, OC III, 464-465, 469).

La révolution chrétienne les a condamnées sans retour, en ouvrant la perspective jusque-là inconnue d’une humanité universelle, en répandant les saines idées de la fraternité de tous les hommes. Or pour Rousseau, la fraternité ne vaut pas en elle-même, mais présente une certaine valeur sur la base de la fondation politique de la communauté. En reprenant le topos machiavélien, et plus généralement républicain, de la perversité paradoxale du christianisme qui, du fait de sa valorisation des vertus théologiques, ruine l’idée même de l’engagement patriotique, il écrit : « Par cette religion sainte, sublime, véritable, les hommes, enfants du même Dieu, se reconnaissaient tous pour frères, et la société qui les unit ne se dissout pas même à la mort » (Contrat social, OC III, 465)[31].

Mais la communauté universelle de toute l’humanité, fondée sur l’amour du prochain, n’a pas de force : le nœud est, cette fois, trop « vague ». La religion de l’homme rompt l’unité du corps politique en instituant un double royaume, elle détache les cœurs de la terre et voue plutôt les hommes à « l’esclavage » qu’à la défense de leur liberté[32]. L’amour du genre humain promu par le christianisme est politiquement périlleux, car répandant l’idée que toute guerre est fratricide, il « énerve la force du ressort politique » (Lettres de la montagne,  OC III, 705). Les défauts de la religion universelle sont donc les symétriques de ceux des religions politiques : favorable au genre humain, elle est nuisible à la « société particulière », car elle « desserre » le nœud social.

On s’explique ainsi qu’il faille « instituer » une religion civile, en réalisant un mixte de ces deux types qui se distingue à la fois des religions nationales, porteuses de guerre et d’intolérance, et de la religion de l’homme, trop sociable, mais qui retienne de chacune leurs avantages.

La religion civile réunit en effet « les dogmes fondamentaux de toute bonne Religion », selon les termes des Lettres de la montagne : « l’existence de la Divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants », et les dogmes -au sens ici d’articles relatifs à la conduite de l’homme qui concernent le comportement et les croyances requises pour maintenir le corps politique uni et en bonne santé : le contrat lui-même, les lois et le pouvoir souverain, doivent être considérés comme relevant du sacré[33]. La religion civile vaut donc autant pour le fait qu’elle consacre les institutions comme autre chose que des conventions utilitaires, que pour la fixation des « sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon Citoyen ni sujet fidèle » (Contrat social, OC III, 468).

Destinée à soutenir la société, opposée à la superstition et à l’intolérance, envisagée du seul point de vue de son « utilité » et de sa « nécessité » (Lettres écrites de la montagne, II, OC III, 718), elle énonce, selon les termes utilisés dans la Lettre à Voltaire du 18 août 1756, qui en donne la première version, des « maximes sociales » et un « code moral » dans un « catéchisme du Citoyen »[34].

C’est au souverain, et donc au peuple, qu’il appartient de fixer ces articles, dans un souci non pas théologique ou métaphysique, mais politique : il s’agit d’une « profession de foi purement civile » (Cf. Contrat social, OC III, 468 – nous soulignons, et  Lettres de la Montagne, OC III, 711), censée s’intéresser aux conduites, non à la foi de chacun – du moins tant que cette dernière ne rejaillit pas sur les comportements civiques.

L’amour de la loi et la passion patriotique qu’elle produit, se distinguent de la passion fanatique qui conduit à l’exclusion de l’étranger comme ennemi (OC III, 465). La révolution chrétienne  exclut de l’État intolérance et fanatisme. On pourrait dire que le but de la religion civile est de créer dans le corps politique des sentiments amicaux sans pour autant en passer par la désignation d’un hostes, au double sens d’étranger et d’ennemi, commun. Autrement dit, tenir l’équilibre entre les frontières exacerbées des religions nationales, et la négation de toutes frontières que porte le principe évangélique, combattre les tendances centrifuges sans attiser les haines.

Outre l’exemple contemporain de la Confédération suisse, Rousseau s’inspire de Platon, de Plutarque et Cicéron, car les Anciens savaient agir par « les affections de l’âme » (Emile, OC IV, 645) pour rendre sensibles les valeurs civiques et patriotiques, au contraire des Modernes qui ne connaissent plus que la force et l’intérêt pour lier entre eux les individus.

La religion civile apparaît donc comme une institution source de moralité publique. Elle incarne une version possible de la morale républicaine que l’éducation publique, en d’autres endroits, remplace, manifestant que l’éducation et la persuasion l’emportent sur le modèle répressif incarné par le Léviathan.

Dans la réflexion sur la religion et « l’historique de la police romaine », l’influence de Machiavel est manifeste (Cf. Machiavel 1952, 411-12 et 415). S’y ajoute celle de Spinoza, pour qui la religion favorise la dévotion, qui est « l’amour pour celui que nous admirons». Elle est un instrument particulièrement efficace de cohésion sociale et d’unité politique, mais en entretenant la piété pour la patrie et en structurant l’identité commune, elle favorise la haine pour les autres nations (Spinoza 2014, III, Appendice, Déf. X, 311 et 1966, 292 et sq.).

Rousseau, en revanche, tâche d’éliminer de la religion civile superstition et intolérance. Cette différence révèle à elle seule une perspective originale, qui est d’institution : la religion civile n’est pas un simple subterfuge, elle coexiste, sans fusionner avec elle mais sans la contredire, avec la religion naturelle découverte par le Vicaire dans la Profession de foi du Vicaire savoyard, au IVe livre d’Émile. Mais elle révèle aussi que le maintien du lien social n’est possible qu’à condition de diriger les volontés sans les contraindre, et de faire exister la communauté sous la forme d’un tout bien uni, dont la forme parfaite s’attesterait par l’unanimité (Contrat social, OC III, 437, 439). Qui voudrait s’orienter vers l’existence individuelle se retrancherait de la communauté politique et se ferait traître à la patrie. La sociabilité restreinte et effective vaut mieux, politiquement du moins, que le « vague » sentiment d’humanité (Cf. Discours sur l’économie politique, OC III, 254), mais elle représente une limitation des liens humains et un contrôle des conduites tels que le Contrat social prévoit tout un dispositif de rejet et de répression frappant l’insociabilité et le manquement à la parole donnée. Le souverain peut bannir de l’État quiconque ne croit pas aux dogmes de la religion civile et contredit son engagement envers les lois (OC III, 468 et 376-377).

Le pacte social revêt ainsi une signification anthropologique et symbolique. Le fondement légitime du corps politique est dans le pacte social, mais « sa vie est dans les cœurs des citoyens »[35]. Le partage d’une règle de justice et la composition des intérêts ne suffisent pas ; s’y ajoute l’identification à une communauté par le biais des sentiments. S’il fallait trouver des prolongements directs à cette idée, on les trouverait d’abord au moment de la Révolution. Le patriotisme religieux annonce le style qui va caractériser la Révolution, l’amitié et la fraternité devenant le ciment par lequel la nation s’éprouve elle-même comme rassemblée.

Une société d’individus libres et égaux génère une autre forme de solidarité sociale que celle du respect et de l’autorité de la tradition. Elle remplace la socialité verticale (au sens de civilité qui unit l’inférieur au supérieur, ou de civilité imposée par le pouvoir politique –celle du Léviathan) par le modèle de l’amitié des frères les uns pour les autres que décrivait l’Éthique à Nicomaque. Seul le régime républicain consiste en une association de citoyens ayant rang d’amis (Cf. Aristote 1983, 416, 420 et 2011, 143-145). La communauté politique dans laquelle elle émerge favorise un engagement à la fois intellectuel et émotionnel des personnes dans l’espace public. La fraternité rend comme sensible le principe de l’égalité.

Cela se vérifie dans les Institutions républicaines de Saint-Just, qui proposent une traduction du principe rousseauiste de la religion civile visant à prescrire des sentiments de sociabilité : les institutions ont désormais pour objet de rendre les hommes « justes et sensibles », « de mettre l’union dans les familles, l’amitié parmi les citoyens ». « Celui qui dit qu’il ne croit pas à l’amitié, ou qui n’a point d’amis, est banni » (1946, 306). Dans l’exploitation révolutionnaire du culte de l’Être suprême par Robespierre, la sincérité prend une dimension politique, l’égoïste est identifié au traître et au fripon, dans une confusion du registre moral et du registre politique que Rousseau, pour sa part, n’autorisait pas, tout en introduisant ce vocabulaire de la pitié et de la sincérité. Mais ces mots sont ceux qu’utilisent les révolutionnaires de 1793 pour promouvoir une politique moralisée.

La résistance paradoxale de l’amitié dans une pensée contractualiste qui pourrait la reléguer dans le privé, comme c’est le cas chez Hobbes pour qui seule importe la question de la souveraineté, s’explique par une conception originale de l’attachement, particulièrement  développée dans la correspondance, lieu privilégié où se construisent et se disent les amitiés au XVIIIe siècle.

Sur fond de critique de la sociabilité des Lumières, l’exigence d’authenticité et la remontée vers l’intériorité, où s’alimente la « vraie » amitié, se conjuguent chez Rousseau avec le projet politique d’autonomie et d’appartenance, la vérité de l’isolement ne s’opposant pas à la vérité de l’association, le promeneur solitaire n’invalidant pas « l’esprit libre et républicain » qui fait « le Citoyen de Genève ».

Il s’agit alors de fonder, en fonction de données historiques particulières, la possibilité théorique d’un véritable lien social et d’établir les conditions de sa réalisation (ou de son improbabilité) historique. Dans le Contrat social, le lien aux autres passe par les institutions qui visent l’exercice collectif de la liberté, et par la loi dans son accord aux mœurs, ouvrant la perspective d’un attachement politique à un « moi commun », distinct de l’ « affection » due au pays natal. Aussi le recours aux Anciens ne doit-il pas masquer le fait que Rousseau fonde une conception moderne de l’attachement politique. La fraternité en vient à désigner les variations sociales et politiques de l’amitié. Elle résulte, selon les textes, ou d’une extension de l’amour de soi aux proches, ou de la pitié, lorsqu’elle en est distinguée, comme sentiment social. Une réflexion anthropologique sur le devenir de l’homme, et sur les sentiments collectifs favorisés par la religion civile, ne cesse d’accompagner la pensée juridique, suffisant à manifester l’écart avec l’école rationaliste du droit naturel.

L’amitié véritable ne mérite toutefois ce nom qu’entre individus. La demande d’amitié se transforme en prolongement de l’amour de soi ou en élan de pitié. Notre humanité s’atteste dans notre sensibilité aux maux d’autrui. Rousseau ne cesse de l’exalter pour constater son absence de la vie réelle et en tirer argument pour vivre dans la solitude : il se donne « des amis imaginaires pour n’en avoir pu trouver de réels ; il ne fuit les hommes qu’après avoir vainement cherché parmi eux ce qu’il doit aimer » (Dialogues, OC I, 824). Désormais, l’amitié ne va plus sans arrachement possible. Cela aussi distingue Rousseau de la tradition : alors que la trahison, en amour, fait partie des topoï les plus rebattus, l’appliquer à l’amitié constitue un vrai tournant. Elle est à la fois pure, vraie, totale et risquée. Désormais, dans le cercle sémantique du mot amitié, il y a le mot rupture.
 
 
 
Tableau des abréviations 
 
C = Confessions
CC = Rousseau, J.-J. (1965-1998), Correspondance complète, en 51 volumes, Leigh, R.A. (dir.),  University of Oxford : The Voltaire foundation
OC = Rousseau, J.-J. (1959-1995), Œuvres complètes, Gagnebin, B. et Raymond, M. (dir.), Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, en 5 volumes
OC I = Confessions, Lettres à Malesherbes, Rousseau juge de Jean-Jacques, Dialogues, Les rêveries du promeneur solitaire
OC II = La Nouvelle Héloïse
OC III = Discours sur les sciences et les arts, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Discours sur l ‘économie politique, Manuscrit de Genève, Contrat social, Lettres écrites de la montagne
OC IV = Émile
OC V = Lettre à d’Alembert
 
 
Bibliographie
 
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Notes
 
[1] Daumas se référant à Érasme et Gracian, il montre que « la lettre pour quitter un ami » n’est pas pensable jusqu’au milieu du XVIIe siècle au moins.
[2] Un thème esquissé toutefois dans les traités du siècle, celui de Mme Lambert (1999, 47-54) par exemple.
[3] Le privilège de l’amitié, où les plaisirs des sens n’entrent pas, sur l’amour, apparaît comme un lieu commun: Cf. Pulcini (1998, 164).
[4] Si l’amitié l’emporte sur l’amour, réciproquement, le véritable amour a pris toutes les qualités de l’amitié puisqu’il est fondé sur la vertu, non sur le plaisir, sur le cœur, non sur les sens, sur la communication de l’âme, non sur l’attraction du corps.
[5] Selon une formule de l’Abbé Pluquet, dans De la sociabilité (1767), cité par Vincent-Buffault (1995, 86).
[6] Cf. par exemple Gracian (2014), Maximes XL, « Se faire aimer de tous »,  CLVI, « Les amis par élection ».
[7] Pour l’éclairage historique, Cf. Daumas (2011, 91 et sq.).
[8] Nous privilégierons ici les textes anthropologiques tels que le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Dans Émile, c’est la conscience, en tant que développement moral de l’amour de soi, qui devient le moyen par lequel les hommes aiment et respectent les devoirs moraux que leur enseigne leur raison. Dans les deux cas, le rationalisme utilitaire est réfuté.
[9] Voir aussi Dialogues, OC I, 813 : « Notre plus douce existence est relative et collective, et notre vrai moi n’est pas tout entier en nous. Enfin, telle est la constitution de l’homme en cette vie qu’on n’y parvient jamais à bien jouir de soi sans le concours d’autrui. »
[10] Cf. Confessions, OC I, 426 : « Comment se pouvait-il qu’avec une âme naturellement expansive, pour qui vivre c’était aimer, je n’eusse pas trouvé jusqu’alors un ami tout à moi, un véritable ami, moi qui me sentais si bien fait pour l’être ? ».
[11] Cf. Aristote (1983, 159 / 1245b 14-19): « Pour nous la perfection se rapporte à  quelque chose d’autre, alors que Dieu est à lui-même sa propre perfection ». Il faut que l’homme ait des amis, puisqu’il ne peut se connaître et réaliser son propre bien qu’à travers un « autre soi-même ». En ce sens l’amitié est un substitut de l’autarcie divine.
[12] Cf. Confessions, OC I, 414 « Le premier de mes besoins, le plus grand, le plus fort, le plus inextinguible, était tout entier dans mon cœur ; c’était le besoin d’une société intime, et aussi intime qu’elle pouvait l’être ; c’était surtout pour cela qu’il me fallait une femme plutôt qu’un homme, une amie plutôt qu’un ami. »
[13] Emile, OC IV, 520 : « Tant qu’il n’aimait rien, il ne dépendait que de lui-même et de ses besoins ; sitôt qu’il aime, il dépend de ses attachements. Ainsi se forment les premiers liens qui l’unissent à son espèce. »
[14] Cf. Les solitaires, OC IV, 883 : « Mais quel être sensible peut vivre toujours sans attachements ? Ce n’est pas un homme, c’est une brute, ou c’est un dieu. Ne pouvant donc me garantir de toutes les affections qui nous lient aux choses, vous m’apprîtes du moins à les choisir, à n’ouvrir mon âme qu’aux plus nobles, à ne l’attacher qu’aux plus dignes objets qui sont nos semblables, à étendre, pour ainsi dire, le moi humain sur toute l’humanité, et à me préserver ainsi des viles passions qui le concentrent. » Cette citation des Solitaires se réfère au début des Politiques d’Aristote tout en s’en démarquant profondément : alors qu’Aristote fait de l’homme le  membre d’une totalité réelle, donc particulière, Émile est conduit à « l’humanité ».
[15] Saint-Preux décrit l’amitié comme l’amour : « les amis ont besoin d’être sans témoin » (Cf. OC II, 558), et le spectacle de l’intimité entre Julie et Claire suscite sa jalousie : « J’étais jaloux d’une amitié si tendre » (OC II,  115).
[16] Confessions, OC I, 424 : « j’avais des amis des deux sexes auxquels j’étais attaché par la plus pure amitié, par la plus parfaite estime » ; Cf. aussi Mon portrait, OC I, 1126-1127 ; et Dialogues, OC I, 820 : « né pour de vrais attachements, la société des cœurs et l’intimité lui seront très précieuses ».
[17] Une telle conception intéressée de l’amitié peut trouver dans la fiction Amsterdam, de Ian McEwan, une brillante illustration, dans le récit d’une amitié inversée en double meurtre réciproque.
[18] Cf. Emile, OC IV, 502, qui célèbre les « étreintes caressantes » et les yeux qui « savent verser des larmes d’attendrissement ».
[19] L’importance de cette définition ne nous semble pas devoir être minorée au prétexte qu’elle associerait l’amitié à l’amour de soi plutôt qu’à la pitié, comme c’était le cas dans le second Discours. Au contraire, elle anticipe la simplification du système des « principes » du cœur humain dont la formulation définitive se trouvera dans l’Émile, et elle utilise le même vocabulaire que la Lettre à d’Alembert, celui du « partage » des affections, ce qui atteste de la constance de Rousseau sur ces points.
[20] D’amitié vraie, durable et sereine, précisons, car Rousseau développe dans le Discours sur l’économie politique l’idée d’une société des brigands, Cf. OC III, 247.
[21] Cf. également le Projet de paix perpétuelle, OC III,  573, qui évoque « les nœuds généraux et lâches de l’humanité », Aristote, Éthique à Nicomaque,  (1983, 468-470) et le Peri Polyphilias de Plutarque : l’amitié, demandant de l’intimité, est restreinte à un petit nombre.
[22] Cf. sur ce point Hobbes (1994, 97): « Car les bienfaits obligent ; or une obligation est un esclavage ; et une obligation dont on ne peut pas s’acquitter, un esclavage perpétuel ; et il nous est odieux d’être l’esclave d’un de nos égaux. » et Hobbes (1994, 151).
[23] Cf. Confessions, OC I, 514-515, sur le rapport aux domestiques et le problème des rétributions, et le livre IV de l’Émile, OC IV, 505-510, sur les conditions de la pitié.
[24] Dans l’Ethique à Eudème, la bienveillance, définie comme l’attitude à penser du bien, est le « commencement de l’amitié » (Aristote 2011, 139-140).
[25] Cf. El Murr, D. (2001, 28-29): « Le problème central des relations interpersonnelles devient donc, avec l’éclosion de la pensée libérale, celui de la possibilité d’un espace éthique, rompant avec les échanges commerciaux fondés sur l’intérêt individuel et l’équivalence des échanges. On peut donc affirmer que même si le libéralisme ne détruit pas la possibilité théorique de l’amitié, même s’il tend au contraire à vouloir l’inscrire au cœur de la nature humaine, son intégration dans le principe de sympathie ou de bienveillance ne permet plus de justifier la spécificité de son statut. »
[26] Cf. Préface de Narcisse, OC II, note de la p. 969 : l’une des maximes à combattre est que « les hommes ont partout les mêmes passions ; partout l’amour-propre et l’intérêt les conduisent ; donc ils sont partout les mêmes. »
[27] Le livre VIII des Lois de Platon, consacré à l’organisation des jeux, des fêtes et des sacrifices, en constitue un bon exemple.
[28] À mettre en relation avec la loi établie par Spinoza, dans le Traité politique, en II, 5 : « Les humains prennent bien plus souvent pour guide le désir aveugle que la raison ».
[29] Cf. Manuscrit de Genève, OC III, 336 : « Sitôt que les h[ommes] vivent en société il leur faut une Religion qui les y maintienne »
[30] Rousseau y insistera dans la première des Lettres de la montagne, en montrant comment concilier la profession de foi avec la religion civile du Contrat social  : Cf. OC III, 694 et sq.
[31] Cf. Lettres de la montagne, OC III, 704.
[32] Contrat Social, OC III, 467 : l’esprit du christianisme « est trop favorable à la tyrannie pour qu’elle n’en profite pas toujours. Les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves ».
[33] Cf. par exemple Contrat social, OC III, 375 : le pouvoir souverain est « absolu », « sacré », « inviolable » et 468.
[34] Cf. OC IV, 1072, 1074. « Prescrire » des sentiments de sociabilité : Voltaire ironise sur le « Contrat social, ou insocial, du peu sociable Jean-Jacques Rousseau », cité par Gouhier, H. (1983, 251).
[35] « Guerre et état de guerre », OC III, 1900.

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