Nathanael Colin
On s’accorde habituellement à dire que le libéralisme de Smith découle d’une anthropologie[1]. Celle-ci serait élaborée dans les premiers chapitres de la Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations. Cette anthropologie du manque et du besoin, ainsi qu’une propension naturelle de l’homme à échanger, se traduirait dans une analyse économique autonome et une vision politique de ce que doit être l’organisation sociale. Dans l’acte de naissance de l’économie que constitue la Richesse des nations on aurait une description nouvelle de ce qu’est l’homme et de ce qui le motive.
En somme l’anthropologie smithienne serait fondée sur deux éléments centraux qui préfigurent toute l’analyse économique ultérieure: d’une part l’individu, présenté comme premier et autonome, d’autre part l’intérêt, motif principal de l’individu dans l’échange. On a ainsi deux éléments centraux que l’on peut appeler dogmes de l’économisme[2], et que l’on retrouverait chez Smith. On retrouverait non seulement ces éléments de manière diffuses mais aussi de manière centrales, de sorte que l’on puisse parler d’une véritable présentation de l’homoeconomicus chez cet auteur, en tant que l’individu serait perçu comme monadique[3] et guidé exclusivement par des intérêts particuliers. Adam Smith serait alors à juste titre perçu comme le père fondateur de la discipline économique. Il serait celui qui a posé les premiers principes rendant possible la science économique telle qu’elle s’est par la suite développée. De ce fait c’est pour cela que l’auteur est perçu comme «origine du mal» (Biziou 2003: 8)[4] par les antilibéraux ou comme père fondateur par les libéraux. Et en effet si on se réfère uniquement à la Richesse des nations on peut penser que Smith présente bien ces deux dogmes[5] tels quels. Il s’agit de la lecture standard que l’on peut faire du début de la Richesse des nations, lecture qui est présente chez chacun de façon implicite avant même le premier contact réel avec l’œuvre de Smith.
Ainsi il faut voir que cette lecture est à la fois partielle et partiale: elle relève d’une lecture tronquée du corpus smithien et d’un certain plaquage idéologique sur le texte. L’évidence première d’un Adam Smith père fondateur, inventant les catégories d’individu et d’intérêt, permettant l’autonomisation de l’économie, lui permettant par la même de lancer le paradigme politique libéral par excellence fondé sur l’autorégulation des marchés fonctionne comme un obstacle épistémologique majeur à la lecture des textes de cet auteur. Le début de la Richesse des nations ne constitue pas une présentation exhaustive de l’anthropologie smithienne, qui découle tout autant de la Théorie des sentiments moraux que de ses Essays on Philosophical subjects[6]. Une lecture attentive de ces textes nous montre au contraire que l’intérêt et l’individu ne sont pas premiers chez Smith mais sont constitués relationnellement. L’individu n’est pas considéré comme l’alpha du social mais comme sa conséquence, constitué par la relation à l’autre; l’intérêt, de même, est relatif à une situation déterminée, elle provient de la considération de la relation aux autres, le «désir d’améliorer son sort», souvent compris par la plupart comme une augmentation de fortune, guidée par la «soif de considération»[7]. De ce fait la forme que prend l’intérêt est déterminée dans une relation morale interpersonnelle. Le projet smithien, véritablement systématique[8], est donc à replacer dans une anthropologie générale. Ce contexte élargi permettra de montrer, en utilisant également les textes de la Richesse des nations, que les deux dogmes de l’économisme que l’on croit voir chez Smith sont le résultat d’une lecture tronquée des textes et caractéristiques d’une certaine myopie quant au corpus dans son ensemble. Nous verrons alors que loin de défendre l’atomicité de l’individu Smith en montre la nécessaire relationalité et que loin d’être l’avocat de la naturalité de l’intérêt tel qu’il est présent dans les sociétés commerciales ou dans les théories néo-classiques postérieures Smith en montre la constitution historique.
Il nous faudra ainsi reconstituer les origines de l’anthropologie smithienne en partant notamment des Essays on Philosophical subjects qui développent une théorie de l’imagination qui est centrale pour comprendre la psychologie humaine, puisqu’elle permet de saisir ce qu’est la sympathie, concept premier de la Théorie, qui est définie comme une imagination pratique. La sympathie comme opérateur, nécessaire à la constitution de l’individu comme tel, permettant de partager des passions, est ainsi ce qui va permettre la détermination de l’intérêt. On verra que l’intérêt n’est absolument pas l’unique motif pratique pour les individus mais que ceux ci peuvent agir selon bien d’autres affects que le calcul économique cherchant à maximiser une utilité, pour raisonner en termes marginalistes. L’individu autonome, sur le plan moral comme sur le plan économique, est donc le résultat d’une mise en relation nécessaire avec autrui. Les deux dogmes de l’économisme, loin d’être développés chez Smith sont alors plutôt critiqués en avance. L’objet de notre article sera de traiter la façon dont ces catégories[9] se développent chez Smith et quel sens on peut leur donner dans une perspective systémique. Il apparaîtra donc que l’anthropologie smithienne détermine pleinement le reste de son œuvre, notamment ce qui concerne la politique et l’économie.
Si nous nous opposons nettement dans cet article a une certaine lecture de Smith, partagée par les libéraux et les anti-libéraux, nous sommes très largement tributaires d’une lignée de commentateurs qui, depuis le début des années quatre-vingt dix, réévaluent le corpus smithien pour en retrouver l’originalité et la systématicité. On peut notamment citer toutes nationalités confondues Claude Gautier, Michaël Biziou, Knud Haakonsen, Donald Winch, Charles Griswold, Warren Montag, Mike Hill ou encore Adelino Zanini qui ont permis une relecture fructueuse et critique d’Adam Smith au-delà des clichés véhiculés par la lecture standard.
On donnera d’abord une illustration de ce que propose la lecture standard de Smith sur un passage connu de tous, celui de la main invisible, pour montrer que la lecture du passage est déterminée par une conception anthropologique sous-jacente. Il faudra conséquemment remonter à l’anthropologie smithienne en affrontant l’objection d’inconsistance qui semble apparaître dans le corpus, obstacle majeur qui pose une coupure conceptuelle nette entre les deux ouvrages majeurs de Smith, la Théorie et la Richesse des nations, accordant à la Richesse des nations une pure anthropologie égoïste. On pourra alors recomposer la cohérence de l’anthropologie de Smith et la genèse des concepts centraux que sont ceux d’individu et d’intérêt pour montrer le primat de la relation et la nécessaire constitution des catégories politiques et économiques chez cet auteur.
1.Un exemple de lecture idéologique: la main invisible
Nous prenons cet exemple canonique pour illustrer la façon dont la lecture standard a tendance à prendre un extrait de texte smithien pour le généraliser et faire de l’écossais un précurseur de la théorie économique contemporaine[10]. La main invisible doit être l’élément le plus fameux et le plus connu de la doctrine de Smith, au point qu’elle phagocyte très souvent le corpus dans son ensemble: tout Smith en somme se déduirait de cette figure[11]. La postérité du thème a ainsi servi de caution pour que plus personne ne prenne la peine de revenir au texte pour le lire avec précision. La main invisible représente paradigmatiquement le mal dont souffre l’œuvre de Smith: célèbre elle est supposée connue, suffisamment pour qu’on ne se donne plus la peine de la lire. C’est précisément pour cette raison qu’il nous semble important de partir de cet exemple. Il est devenu naturel de penser que chez Smith «la société est le résultat de la composition harmonieuse des offres et des demandes, magnifiquement produite par “la main invisible” du marché» (Lordon 2011: 24). Pourtant pour qui connaît l’œuvre de Smith la postérité de la main invisible ne cesse d’étonner: le terme revient en tout et pour tout trois fois dans les œuvres de l’auteur écossais, et une seule fois dans la Richesse des nations[12], pour ce qui va nous intéresser précisément. Rappelons le passage:
A la vérité, son intention, en général, n’est pas en cela de servir l’intérêt public, et il [l’investisseur] ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l’industrie nationale à celui de l’industrie étrangère, il ne pense qu’à se donner personnellement une plus grande sûreté; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions; et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société, que cette fin n’entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant pas que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société que s’il avait réellement pour but d’y travailler. Je n’ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai que cette belle passion n’est pas très commune parmi les marchands, et qu’il ne faudrait pas de longs discours pour les en guérir (RDN, IV, ii: 42-43, du tome II).
Ce passage est généralement cité pour défendre les bienfaits de l’économie de marché, qui s’harmonise spontanément par le jeu des intérêts privés convergents. Notons que ce qui est en jeu pour notre sujet est central: cette harmonisation est permise par la condition anthropologique des individus humains, foncièrement égoïstes et attachés à leur projet particulier. On a bien dans cet exemple une anthropologie, celle de l’égoïsme, qui détermine ce que doit être la politique et l’économie, délivrée des contraintes planistes de l’État. En effet il semble qu’on obtienne un meilleur résultat en laissant les individus poursuivre leur intérêt privé – entendu comme intérêt économique calculé – qu’en cherchant à mettre en ordre le marché pour qu’il profite au plus grand nombre. La main invisible est alors presque une main divine qui permet de passer du chaos des intérêts particuliers à l’harmonie sociale générale. En somme les actions individuelles, guidées par la nature de l’homme en général – qui est perçue comme égoïste – ont des conséquences générales inattendues qui peuvent être bénéfiques à l’ensemble du corps social et qui, de fait, semblent plus bénéfiques que les efforts que les individus peuvent faire pour améliorer le bien général de la société. Voici en quelques lignes ce que la lecture standard tire de ce passage.
Aussi séduisante que cette position paraisse elle ne nous semble pas fondée. Il nous faut la réfuter avant de pouvoir proposer une lecture positive de cet extrait (Dellemotte 2009)[13]. Notons d’abord que dont il est question ici n’est pas le marché, auquel cas Smith aurait utilisé cette expression au chapitre vii du livre I de la Richesse des nations qui décrit la gravitations des prix réels autour des prix naturels. On se situe plutôt ici, comme pour l’extrait de la Théorie (TSM, IV, i, 1: 257), dans la sphère de la production, particulièrement l’allocation des capitaux entre différents secteurs. Parler de «main invisible du marché» nous semble donc être une erreur. Ensuite il ne semble pas qu’on puisse parler à partir de cet extrait d’une stricte convergence des intérêts privés[14], dans le sens ou les intérêts individuels convergeraient naturellement vers un optimum bienfaisant pour la société. Cette interprétation semble être partagée à la fois par Foucault et l’Ecole de Chicago. Cependant cette lecture est le fruit d’une large extrapolation des effets de la concordance des intérêts. Smith, dès le livre I de la Richesse des nations, est conscient des effets de la division du travail qui rend l’homme «généralement aussi bête et ignorant qu’une créature humaine peut le devenir» (RDN, V, i). Les intérêts privés en concurrence ne sont ainsi pas toujours bénéfiques pour la collectivité et on ne peut pas toujours parler d’harmonie des intérêts à partir du seul exemple de la main invisible. Dans le livre V de la Richesse des nations Smith encourage d’ailleurs l’intervention de l’État pour corriger les dysfonctionnements de la société marchande. Si la division du travail et la poursuite de l’intérêt privé a des vertus économiques – bien qu’il ne puisse être généralisé à tous les secteurs, notamment à l’éducation ou les travaux publics- ce ne sont pas des vertus pour la société en général, de celles dont on pourrait systématiser l’usage. L’erreur principale consiste à réduire l’œuvre de Smith à son strict aspect économique alors qu’elle dépasse largement ce cadre.
Mais les limites de l’harmonisation des intérêts privés ne sont pas uniquement extra-économiques (RDN, III, iv)[15]. Dès le livre I Smith a montré que la libre poursuite de l’intérêt privé – censé être le fruit de l’égoïsme naturel des individus- ne débouchait pas nécessairement sur le bien général, puisque la concurrence que se livrent les capitalistes tend à épuiser la demande solvable et réduire les grains, menant vers un état stationnaire ou le travailleur n’obtient qu’un salaire misérable (RDN, I, iii)[16]. On ne peut pas élargir les vertus de la main invisible en dehors de la sphère purement productive, puisque les intérêts rentrent souvent en opposition avec le bien général mais aussi entre eux. Plus encore Smith défini l’intérêt de l’investisseur comme éminemment contradictoire avec le bien général: le taux de profit est bas dans les pays riches du fait du haut niveau de développement et des hauts salaires, et élevé dans les pays pauvres, en raison d’une situation contraire. Il est alors faux de dire que la libre poursuite de l’intérêt économique privé est nécessairement conforme à l’intérêt général. Cela nécessite d’ailleurs pour Smith l’intervention publique: «Il faut donc laisser à la sagesse des hommes d’État et des législateurs futurs le soin de déterminer […] de quelle façon rétablir peu à peu le système naturel de la liberté et de la justice parfaite» (RDN, IV, vii, c )[17]. On voit ainsi que la main invisible est en réalité plus précise et moins extensible sur le plan théorique que ce qu’on en a fait. S’il ne s’agit pas de montrer que Smith n’est pas libéral il faut bien voir que son libéralisme ne coïncide pas avec certains néolibéralismes et leur anthropologie.
Quelles sont les raisons qui poussent à faire de la «main invisible» une lecture tronquée? A notre avis la réponse se trouve dans la perception qu’on a de l’anthropologie smithienne. La lecture standard se fonde sur une anthropologie: les hommes sont guidés par des intérêts particuliers égoïstes et cela mène à des conséquences politiques et économiques, au premier lieu desquelles le laissez-faire. Cette anthropologie ne se trouve pas chez Smith, ou plutôt elle ne s’y trouve qu’au prix d’une sélection des textes de cet auteur, ce que nous allons voir dans notre deuxième partie. On a donc une fiction de l’individu comme possédant un intérêt calculatoire préexistant à toute relation et qui est l’atome premier duquel partir si l’on veut aboutir à une théorie des échanges économiques. L’erreur se trouve précisément dans ce constat double d’un individu atomique et d’un intérêt réduit à un intérêt économique calculatoire naturalisé. Nous allons tâcher de discuter ces deux thèses en montrant que l’anthropologie smithienne s’oppose distinctement à ces réductions en posant le primat permanent du relationnel sur les termes. Avant d’arriver à cela il nous faudra cependant répondre à une difficulté historiquement importante: celle des deux anthropologies de Smith.
2. Les deux anthropologies de Smith, le Adam Smith problem. Présentation et critique de cette position
Dès la deuxième moitié du XIXème siècle certains auteurs (Buckle 1894: 324-330) se rendent compte des difficultés qu’il y a à considérer Smith d’un point de vue systématique. On s’interroge alors sur la consistance du projet smithien: deux motivations auraient été distinguées, présentes pour l’une dans la Théorie et pour l’autre dans la Richesse des nations. D’un côté la sympathie, mouvement vers l’autre, altruiste; de l’autre l’égoïsme, qui consiste à tout rapporter à soi et à ne voir l’autre que comme un moyen pour parvenir à des fins qui sont celles de l’avantage particulier. Comprise ainsi la théorie smithienne est contradictoire: sympathie et égoïsme s’opposent frontalement. Cette inconsistance est pointée notamment par des penseurs allemands[18] comme Brentano ou Skarzynski, tout deux membres de l’École Historique Allemande[19]. Superficiellement la question se pose en effet: comment considérer la Richesse des nations comme une continuation de la Théorie alors que la première ne cite jamais la seconde et, plus encore, n’y fait jamais référence, pas plus qu’au domaine de la philosophie morale en général[20]?
Textuellement les différences semblent en effet flagrantes entre le début de la Théorie et celui de la Richesse des nations. Si l’on prend le début de la Théorie:
Aussi égoïste que l’homme puisse être supposé, il y a évidemment certains principes dans sa nature qui le conduisent à s’intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent nécessaire leur bonheur, quoiqu’il n’en retire rien d’autre que le plaisir de les voir heureux (TSM, I, i, 1: 23).
Smith se positionne explicitement contre la «selfish hypothesis», qui stipule que les hommes sont mus par leurs intérêts individuels, y compris lorsqu’ils semblent être altruistes, ou, pour le dire autrement, l’hypothèse selon laquelle l’approbation de quelque chose repose sur l’amour de soi. Les auteurs visés sont clairement Hobbes et Mandeville, cités plusieurs fois par la suite, notamment dans la livre VII. Smith annonce alors qu’il va mettre en avant d’autres principes de la conduite humaine, comme la pitié et la compassion, permettant une identification avec la personne souffrante ou heureuse de sorte qu’on puisse devenir «dans une certaine mesure la même personne» (TSM, I, i, 1: 25). Ce qui permet cela c’est précisément la sympathie, la capacité à rentrer en affinité avec les passions des autres, et donc de quitter son individualité propre pour aller hors de soi et devenir l’autre[21]. La sympathie apparaît à l’opposé de l’égoïsme: il s’agit non plus de se considérer soi-même dans l’échange mais de considérer les passions des autres individus pour les rendre siennes, de se désinvidualiser. Or le début de la Richesse des nations semble spécifier exactement l’inverse dans ce passage célèbre:
Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur amour de soi[22], et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage (RDN, I, ii: 82).
Ce qui intéresse les individus c’est donc l’avantage qu’ils peuvent tirer de l’échange, et ici il s’agit explicitement de gain économique. La sympathie semble totalement disparaître au profit de la conception d’un individu à nouveau renfermé sur lui-même, qui privilégie son gain personnel et qui, sauf cas exceptionnel (RDN, I, ii: 82)[23], ne peut sortir de son individualité propre. Il n’y a qu’une règle qui est opérante et c’est celle de l’intérêt dans l’échange: «Donnez-moi ce dont j’ai besoin et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même» (RDN, I, ii: 82). Si la sympathie était le fondement anthropologique de la Théorie c’est bien l’intérêt égoïste qui semble être celui de la Richesse des nations. Ainsi pour expliquer les comportements des individus particuliers, y compris au stade le moins élevé de la société, c’est l’intérêt qui est la catégorie centrale de l’analyse smithienne (RDN, I, ii: 83). On comprend alors pourquoi la relation entre les ouvrages a pu être considérée comme problématique et pourquoi on a appelé ce conflit entre les deux ouvrages le Adam Smith problem[24]. Encore aujourd’hui certains reprennent cette opposition pour en faire une fracture irréparable dans l’œuvre de Smith[25].
Cependant quelques éléments factuels nous permettent déjà de remettre en cause l’hypothèse d’inconsistance. La Théorie des Sentiments moraux paraît en 1759 et la Richesse des Nations en 1776, ce qui n’empêche pas Smith de revenir, lors des éditions successives de la Théorie, sur le texte lui-même, après la parution de la Richesse des nations, notamment jusqu’en 1790. De plus Smith dans l’Avertissement de 1790 va jusqu’à souligner la continuité de ses ouvrages (TSM, Avertissement, 20)[26]. Il faut aussi noter que pour Smith la Richesse des nations est la continuation logique de la Théorie (TSM, VII, iv: 453-454), utilisant les mêmes concepts, notamment celui du justice (RDN, IV, ix)[27]. La philosophie politique et économique de Smith est alors une continuation de la Théorie (Winch 1978)[28]. L’erreur de lecture fondamentale, qui est le fruit de l’opposition entre sympathie et égoïsme, apparaît clairement si on regarde précisément ce qu’est la sympathie chez Smith:
Pitié et compassion sont des mots appropriés pour désigner notre affinité avec le chagrin d’autrui. Le terme sympathie, qui à l’origine pouvait peut-être signifier la même chose, peut maintenant et sans aucune impropriété de langage être employé pour indiquer notre affinité avec toute passion, quelle qu’elle soit (TSM, I, i, 1: 27).
La sympathie ne connote ni la bienveillance ni l’altruisme. Opposer alors sympathie et intérêt est alors absurde, le Adam Smith problem peut être réduit au rang de faux problème au moins sur ce point[29]. L’affirmation forte d’inconsistance nous semble aisément contestable, reste l’affirmation faible, arguant de la difficulté à concilier certains développements de la Théorie et de la Richesse des nations: si la pensée de Smith est systématique elle n’est pas nécessairement sans imperfections (Biziou 2003)[30].
De fait sympathie et intérêt ne se situent pas sur le même plan conceptuel[31]. Si on lit la Théorie dans son intégralité, et notamment le troisième chapitre de la troisième section de la première partie, on s’aperçoit que c’est par la sympathie que l’on peut comprendre l’intérêt. Nous sympathisons en effet plus avec les riches et les puissants (TSM, I, iii, 3: 103), ce qui est pour Smith la cause de la «corruption de nos sentiments moraux». Cela conduit à une conclusion importante:
Mériter, obtenir et savourer le respect et l’admiration du genre humain sont les grands objets de l’ambition et de l’émulation. Deux routes différentes nous sont présentées […]: l’une par l’étude de la sagesse et la pratique de la vertu, l’autre par l’acquisition de la richesse et de la grandeur. […] Le gros du genre humain est fait d’admirateurs et d’adorateurs de la richesse et de la grandeur (TSM, I, iii, 3: 104).
L’intérêt comme recherche de la richesse ne possède pas le statut principiel qu’on lui accorde bien souvent: il est au contraire conditionné par l’opération de sympathie qui fait admirer les riches et les puissants aux individus. Dès lors qu’on a sympathisé avec leur situation on veut à son tour être admiré et adoré, ce qui passe par une augmentation de la fortune pour le plus grand nombre. Un élément important intervient alors: l’intérêt n’est pas monadique et propre à chaque individu mais façonné socialement dans la relation à autrui. Loin d’être un principe universel l’intérêt n’est qu’une conséquence de la sympathie et peut ainsi être compris par l’opération de celle-ci. Il n’y a donc plus de doutes sur les liens qui unissent les deux œuvres: la Théorie détermine conceptuellement la Richesse des nations[32]. On a considéré la Théorie comme un texte purement moral alors qu’il pose les bases de l’économie de Smith en en développant les catégories centrales, comme l’intérêt prudentiel ou le concept de justice et, dans le même mouvement, on a compris la Richesse des nations comme autonome et construite sur les fondements d’une anthropologie mandevilienne. On a dés-économisé la Théorie et dé-moralisé la Richesse des nations. Ce qu’il faut alors remettre en question de façon radicale ce sont les concepts fondamentaux qui sont utilisés de manière récurrente, notamment ceux d’individu et d’intérêt. L’anthropologie est ce vers quoi il faut sans cesse se tourner et par quoi il faut clore notre étude.
3. L’anthropologie relationnelle: individu et intérêt
Pour saisir le projet de Smith dans son ensemble il nous faut remonter à ce qui fonde son économie politique et son libéralisme, en montrant que les catégories centrales de sa pensée – ou plutôt les catégories centrales que la postérité a gardé de sa pensée – se sont développées en fonction de considérations anthropologiques et philosophiques premières. Smith en effet ne s’arrête jamais a une description et une explication des phénomènes humains[33] mais développe, y compris dans la Richesse des nations, toute une vision de la nature humaine qui détermine le niveau économique et même le niveau moral. Remarquons d’ailleurs que la division des domaines est absolument artificielle et n’a pas vraiment lieu d’être pour Smith: l’économie naît de considérations morales et la morale elle-même est fondée sur sur une conception de la nature humaine. Le Traité de la nature humaine de Hume, son ami, a certainement joué un grand rôle dans cette élaboration générale (Deleule 1979)[34].
La notion centrale qu’il nous faut développer est celle de relation. La relation est ce qui lie différents éléments préexistants, il y a relation entre deux individus si ces individus interagissent, qu’ils sont par exemple amenés à se rencontrer et échanger. Mais considérer la relation de cette façon est réducteur et présuppose une chose: que les individus préexistent réellement à la relation. Smith va établir un renversement central en posant que ce ne sont pas les individus qui constituent la relation mais la relation qui constituent les individus. Il n’y a pas d’existence ontologique fixée d’avance avant tout échange ou interaction. La relation qui n’était qu’un élément permettant de décrire les rapports interindividuels devient ce qui permet de saisir l’émergence même de cette catégorie. Nous montrerons que les deux anthropologies soi-disant contradictoires, l’anthropologie du manque annonçant l’homoeconomicus et l’anthropologie de la sympathie présentant un homosympathicus, se fondent toutes deux sur la même anthropologie relationnelle (Marouby 2005)[35]. Cela se fonde selon nous sur trois éléments centraux: l’imagination, la sympathie et la matrice passionnelle. Ce qu’il faut montrer de façon liminaire c’est ainsi la nature sentimentale de l’homme chez Smith, qui n’est pas propre à Smith mais à toute l’école du sentimentalisme, le rendant nécessairement irréductible à un homoeconomicus rationnel, la raison n’ayant qu’un statut correctif.
3.1. L’imagination
Pour Smith comme pour Hume l’imagination permet de construire un monde proprement humain dans le monde physique (Haakonsen 2006: 10)[36]. Il n’y a pas de connexion entre les événements mondains sans imagination, la nature se donne par fragment, sans continuité, et c’est l’imagination qui va permettre à l’individu de produire des schèmes efficaces d’intelligibilité du réel. Ce qui est premier c’est un flux d’impressions variées, changeantes, de sorte que je ne peux jamais me saisir moi, sans aucune impression ou perception, je ne peux rien observer que cette perception. L’imagination fait le lien entre du donné désordonné. On a alors une recherche d’ordre, de cohérence par le biais de l’imagination. C’est de cette façon que les mécanismes de l’imagination sont premiers, donnant naissances à deux formes d’imagination distinctes: l’imagination pratique, qui sera la sympathie, et l’imagination théorique, qui donnera les principes des sciences et des arts. On trouve les développements relatifs à l’imagination dans History of Astronomy, un des seuls textes que Smith n’ait pas voué à la destruction après sa mort. Il s’agit dans ce texte de mettre au jour les «principes qui dirigent et orientent la recherche philosophique»[37]. Si ce texte est largement antérieur à la Richesse des nations et la Théorie, on y trouve néanmoins des «clefs pour la compréhension globale de l’oeuvre» smithienne (Hamou 2009: 19). Le texte central pour notre propos est le suivant:
La philosophie, en représentant les chaînes invisibles qui lient ensemble tous ces objets disjoints tente d’introduire de l’ordre dans ce chaos d’apparences discordantes, de soulager le tumulte de l’imagination et, lorsqu’elle contemple les grandes révolutions de l’univers, de la ramener à cette harmonie tranquille qui est tout à la fois plus plaisante en elle-même et plus adéquate à sa nature (Smith 1981: 45-46).[38]
La nature humaine ne peut accepter le chaos et vise à reformer des «chaînes invisibles» entre les événements pour les expliquer, ce que fait par exemple la causalité. Cette importance de l’imagination n’est pas seulement centrale pour l’histoire des sciences[39] mais pour la nature humaine. Elle est la faculté mentale première, elle a plusieurs régimes: sensation, mémoire, fantaisie (c’est-à-dire l’imagination telle qu’on l’entend, la production d’image, au sens le plus restreint du terme) et enfin l’entendement. L’homme est avant tout un être d’imagination, ce qui permet par exemple d’expliquer la superstition dont il peut faire preuve face aux phénomènes physiques[40]. La réalité c’est alors un système d’image qui s’impose avec plus de force, de façon plus cohérente, avec plus de stabilité, un système auquel on croit le plus. En cela nos sens ne nous font jamais quitter notre propre situation[41], il est alors normal que «Smith écarte explicitement toute interrogation sur ce que serait la réalité ou la vérité, au profit de la seule question du soulagement de l’imagination» (Biziou 2003: 41).
L’être est décrit avant tout comme un être d’imagination, et c’est par là qu’il nous fallait entrer dans le système smithien[42]. Or comme on l’a vu une des spécifications de cette imagination est pratique et porte le nom de sympathie chez Smith.
3.2. La sympathie
Avec la sympathie Smith entend donner un principe général duquel une majeure partie des phénomènes humains vont découler. Il s’agit d’une application de sa propre théorie de la connaissance: il construit un système et, pour convenir à l’imagination, on réduit un maximum de phénomènes à un minimum de principes. On a vu que la sympathie n’est pas une bienveillance mais une capacité à partager des passions avec autrui: ces passions, en elles-mêmes, peuvent être de différentes natures, sociales, asociales, égoïstes, et Smith étudie dans le premier livre de la Théorie les modalités sympathiques d’appréciation de ces différentes passions.
Le début de la Théorie souligne que la sympathie est avant tout une forme d’imagination:
Parce que nous n’avons pas une expérience immédiate de ce que les autres hommes sentent, nous ne pouvons former une idée de la manière dont ils sont affectés qu’en concevant ce que nous devrions nous-mêmes sentir dans la même situation. Que notre frère soit soumis au supplice du chevalet, aussi longtemps que nous serons à notre aise jamais nos sens ne nous informerons de ce qu’il souffre. Ces derniers n’ont jamais pu et ne peuvent jamais nous transporter au-delà de notre personne (TSM, I, i, 1: 24).
Tant que je reste spectateur je ne peux qu’imaginer la souffrance pour souffrir avec lui. Smith ajoute que «ce n’est que par l’imagination que nous pouvons nous former une conception de ce que sont ses sensations». La sympathie n’est possible que comme imagination. La sympathie n’a rien de fantasque ou de mystique: il ne s’agit pas d’une communion d’esprit ou d’une possibilité de sortir de soi mais d’une opération imaginaire. Si elle n’est pas bienveillance, et peut même engendrer l’intérêt égoïste, elle ne le fait pas directement, en «représentant ce que pourraient être nos propres sensations si nous étions à sa place». On ne peut rabattre la sympathie à l’amour de soi puisque c’est exactement la modalité inverse qui est en jeu, c’est-à-dire le fait de s’abandonner à la perception d’autrui pour le devenir. La sympathie a deux caractères qu’on peut noter: la passion sympathique ressemble à la passion originaire mais est moins forte qu’elle. La sympathie permet alors de sortir de soi et de comprendre autrui:
Ses souffrances, quand elles sont ainsi ramenées en nous, quand nous les avons ainsi adoptées et faites nôtres, commencent enfin à nous affecter; alors nous tremblons et frissonnons à la pensée de ce qu’il sent (TSM, I, i, 1: 25).
Il faut bien voir que c’est avant tout cette relation à autrui qui est première avant toute incursion de l’amour de soi, de l’intérêt ou de conceptions économiques. En première instance l’identification joue donc un rôle majeur:
Des gens qui regardent fixement un danseur en équilibre sur une corde bougent, tournent et balancent leur corps naturellement, comme ils le voient faire et comme ils sentent qu’ils auraient à le faire s’ils étaient dans sa situation (TSM, I, i, 1: 25).
La sympathie fait que l’individu est en relation constante avec autrui, dans la constitution même de ses passions. L’homme est toujours pris dans un réseau relationnel qui détermine au moins en partie ses représentations de sorte qu’on ne peut penser une entité isolée socialement. Cela est central puisque le désir de conserver la sympathie d’autrui n’est pas en soi discuté par Smith mais est un donné inhérent à toute interaction sociale, une forme de principe indiscutable[43]. De fait la sympathie comme relation produit des effets sociaux manifestes:
De manière à produire cette harmonie, tout comme la nature enseigne aux spectateurs à se mettre à la place de la personne principalement concernée, elle enseigne également à cette dernière à se mettre, dans une certaine mesure, à la place des spectateurs (TSM, I, i, 1: 46).
Il y a une réversibilité des transpositions imaginaires (Gautier 2008: 92), l’harmonie sociale est rendue possible par une uniformité de la nature humaine et une réciprocité des représentations imaginaires. Avant même l’irruption du spectateur impartial on voit que la sympathie a déjà un rôle d’organisation des passions humaines, elle est la clef de la question de la sociabilité. Elle préfigure une anthropologie politique: nous sommes conduits à tisser des liens avec les autres, et à modérer nos affections pour gagner la sympathie d’autrui[44], qu’ils prennent comme un plaisir. Le premier principe ce n’est pas l’intérêt égoïste mais le plaisir de la sympathie mutuelle. Au contraire la Théorie, I, iii, 3, va très bien montrer comment la vanité naît de la sympathie par une corruption des sentiments moraux du fait qu’on sympathise plus avec la richesse et les honneurs. Avec ces développements nous sommes alors en mesure de comprendre comment l’individu et l’intérêt proviennent d’une matrice passionnelle.
3.3. La matrice passionnelle[45]
Il faut replacer la sympathie dans un contexte philosophique plus général qui est celui du sentimentalisme: Smith est sur ce point l’héritier d’une tradition remontant à Shaftesbury et Butler, en passant par Hutcheson et Hume. L’idée principale est que ce sont avant tout les passions qui font agir les individus, plus que la raison ou un projet rationnel. De fait la Théorie accorde une place centrale aux passions, aux sentiments: dès le livre I on trouve étudiées les passions qui ont le corps pour origine, la douleur et le plaisir, les passions sociales, asociales, les passions égoïstes. L’ambition de Smith est de décrire l’intégralité du spectre passionnel. Il finit par montrer comment ces passions ont pour conséquence une certaine disposition vis-à-vis des honneurs et de la richesse, puisque «le genre humain est disposé à sympathiser plus entièrement avec notre joie qu’avec notre chagrin […] nous faisons montre de nos richesses et nous dissimulons notre pauvreté» (TSM, I, iii, 2: 91). Cela va mener à une «corruption» de nos sentiments moraux comme on l’a vu, c’est de cette disposition particulière que naît l’intérêt. Cela est très bien décrit par ce passage:
Quel est le but de tout le labeur et de tout le remue-ménage de ce monde? […] Est-ce pour répondre aux nécessités de la nature? Le salaire du moindre travailleur peut y répondre. Nous observons qu’il lui procure la nourriture et les vêtements, le confort d’une maison et d’une famille. Si nous xaminons son économie avec rigueur, nous trouverions qu’il dépense une grande partie de son salaire pour des commodités qui peuvent être considérées comme des superfluidités et que, dans des occasions hors de l’ordinaire, il peut même en consacrer une partie à la vanité et à la distinction. (…) D’où naît alors cette émulation qui court à travers les différents rangs de la société? Et quels sont es avantages que nous nous proposons au moyen de ce grand dessein de la vie humaine que nous appelons amélioration de notre condition? Être observés, être remarqués, être considérés avec sympathie, contentement et approbation que nous pouvons nous proposer d’en retirer. C’est la vanité, non le bien-être ou le plaisir qui nous intéresse (TSM, I, iii, 2: 92).
Ce qui guide la vie humaine ce n’est pas la survie, déjà plus ou moins acquise en société, mais la poursuite de la vanité, de la considération, des honneurs, de la richesse. Cela ne s’oppose pas à la sympathie mais en découle intégralement. Or cette recherche ne peut être naturalisée, c’est dans une relation sociale qu’elle prend forme, alors qu’il y a des riches et que la richesse est exhibée pour qu’un sympathise avec elle. L’intérêt égoïste né de la sympathie est second, toujours social et constitué. Il y a une alliance du désir et de l’intérêt, construit par la sympathie, comme le meilleur moyen d’améliorer sa condition. On cherche ainsi à répondre à des besoins qui sont construits, en société, par l’imagination pratique, par un mécanisme d’imitation. Les besoins en eux-mêmes ne sont pas propres à l’individu mais déterminés par une certaine avancée de la société. On pourrait donc dire que l’anthropologie que Smith fait dans la Richesse des nations correspond à ce qu’il observe dans les sociétés commerçantes de son époque qui déterminent un agir passionnel déterminé. Ce que permet de penser Smith c’est plus qu’une historicité des besoins de l’homme, mais une production de l’individu en tant qu’individu dans un cadre social performatif. Le besoin n’est pas considéré comme celui d’un individu qui devrait juste se conserver, auquel cas il n’a pas besoin de faire société, mais comme celui d’un individu pris dans un réseau permanent, dans un échange social constitutif, qui accroît ses besoins et qui modifie la teneur de ses passions. La définition d’un besoin est relationnelle et plus atomistique, elle est nécessairement extensive, toujours en recherche d’un surplus. La division des tâches exigée en vue de la stabilisation et la satisfaction des besoins suscite alors, par son propre mouvement, la multiplication de ceux-ci. De fait pour Smith on est toujours pris dans une division du travail (RDN, I, ii)[46] et celle ci est constitutive de l’individu. En cela la nature humaine ne peut, chez Smith comme chez Hume, «subsister sans l’association des individus» (Hume 1947: 62). Il n’y a aucune référence à un contrat originaire: l’échange, la société, le commerce sont naturels, constitutifs de l’individu et de ce qui lui est premier: ses besoins mêmes. L’individu isolé constitue une fiction rétroactive de l’esprit puisque l’individu comme unité ontologique fonctionnelle n’existe que dans la relation sociale. Ainsi nous pouvons tirer les conclusions de cette anthropologie pour l’individualisme smithien, en montrant à quel point il est irréductible aux dogmes de l’économisme tels qu’on les a présentés en introduction.
4. Qu’est ce que l’individualisme de Smith?
Il ne s’agit certes pas chez Smith de ne pas penser l’individu, mais de le penser d’une certaine façon. La terminologie est certes trompeuse du fait que les termes sont identiques à ceux qu’utilisera l’économie néo-classique. Mais les conceptions anthropologiques de Smith sont particulières et nécessitent donc un traitement particulier de ces catégories. De façon apparemment paradoxale Smith se positionne rétrospectivement en porte à faux vis-à-vis de toute la tradition économique qui se revendique pourtant de lui.
En effet on a vu que l’individu est construit et non naturellement donné, et que, pris dans un réseau incessant de relations constituantes il n’est ni indépendant ni autonome et ne peut être pris comme un atome sur le champ social. On peut même ajouter que son identité est constituée par sa relation sympathique aux autres, qui lui permettent une forme d’autonomie morale[47], avant même de pouvoir être considéré comme un individu de besoin et d’intérêt. Ou pour citer K. Haakonsen (2006: 12): «le point central est que nous ne sommes devenus conscients de nous mêmes – n’avons gagnés la conscience de soi – que par le biais de notre relation aux autres»[48]. En somme l’individualisme de Smith apparaît comme étant strictement l’opposé de l’individualisme classique[49].
De la même façon l’intérêt de l’individu économique est une relation à l’autre, topologique. Dans la sphère économique l’intérêt n’est pas celui d’un individu auto-suffisant mais la catégorie qui naît de la sociabilité et qui la renforce. L’image commune de Smith considérant une société d’individus atomisés, poursuivant leur propre gain, sans la perversion de fausses idées ou de restrictions gouvernementales formerait un tout harmonieux si elle n’était fausse: les individus ne sont pas atomisés mais l’intérêt est construit socialement. De plus ils ne poursuivent pas toujours leur gain économique, et encore moins de façon rationnelle au sens ou ils maximiseraient leur fonction d’utilité. Enfin de nombreuses restrictions gouvernementales sont nécessaires. Ces intérêts de plus sont des intérêts de groupe, relatifs à une position particulière dans le champ social, aboutissant à des conflits, dont le plus développé chez Smith est celui opposant les maîtres aux travailleurs. Dans la Richesse des nations, I, 8, «Des salaires du travail», Smith montre que pour comprendre comment les salaires sont fixés il faut comprendre les individus non pas de façon isolée mais comme formant des classes distinctes, qui ont des intérêts divergents. Les maîtres ont un pouvoir plus important du fait qu’ils ont un appui institutionnel car le gouvernement émane d’eux et défend leurs intérêts. Pour comprendre le comportement des individus il faut avant tout le replacer dans un cadre social et institutionnel. On peut comprendre pourquoi le jeune Marx des Manuscrits de 1844 a pu être intéressé par Adam Smith[50]. Plus encore l’intérêt particulier, le self-interest, qui réside en la recherche de biens économiques, mène à la chute du système économique si on lui laisse libre cours. Il conduit par exemple les marchands à former des monopoles. Donc non seulement l’intérêt n’est pas premier, ce n’est pas un amour de soi constitutif de chaque être vivant, mais constitué sympathiquement et socialement, mais en plus il doit être encadré institutionnellement pour être efficace et bénéfique. L’individu et l’intérêt ne sont plus des déterminations universelles d’un individu mais une détermination historique, relative, dans la Richesse des nations, aux sociétés commerciales, dans un cadre institutionnel. Si l’intérêt particulier peut être valorisé dans la Richesse des nations c’est avant tout une valorisation du proche, les individus connaissent leur situation et y réagissent mieux que le gouvernement. Il n’y a aucune valorisation ontologique de la vérité.
Si un individu préexiste à la relation ce n’est pas véritablement un individu humain, qui, lui, a «presque continuellement besoin du secours de ses semblables» (RDN, I, 2: 82). L’individu économique et social, tout comme le sujet moral, est donc formé par la relation et déterminé par elle. La société en somme est une autopoièse qui construit les individus qu’elle contient en son sein, et cela vaut aussi bien pour l’activité économique que pour le reste[51]. A l’opposé de l’individualisme constructiviste Smith pense la relation et dénaturalise le rapport économique et social – laissant par là même un espace ouvert pour une science de la société- sans pour autant tomber dans le cadre de l’individualisme autorégulateur et auto-institué. L’individualisme smithien ne pose pas l’autonomie de l’individu comme force première mais bien les contraintes sociales comme étant constitutives et déterminantes relativement aux individus. Il ne s’agit pas cela dit de le dissoudre dans le social, c’est bien à chaque fois l’individu qui agit, en fonction de ce qu’il désire et ce qu’il croit être son intérêt, même si celui-ci est constitué relationnellement. Si l’individualisme de Smith tend à se rapprocher d’un certain individualisme méthodologique il n’y correspond pas strictement, pensant des interactions supra-individuelles, comme les conflits entre différentes classes d’individus. Si cela a un sens de parler d’individualisme chez Smith en tentant de retrouver des catégories qui lui sont postérieures il faut bien considérer que son individualisme est foncièrement hybride et impur, constituant déjà une critique des modèles réducteurs qui lui succéderont ainsi que des tentatives de récupérations de ses textes. Smith ne se contente pas de penser une interdépendance entre les individus, relative à leurs besoins; il développe toute une théorie de la sociabilisation et de la constitution sociale des préférences et des choix individuels. La rationalité instrumentale qui naît du processus sympathique est en effet elle-même déterminée par ce cadre.
Conclusion
Les catégories d’individu et d’intérêt sur lesquelles nous avons terminés notre réflexion sont fondamentalement plurielles, hybrides, impures, ne correspondant pas aux modèles plus récents. Nous sommes remontés à des principes généraux qui permettent chez Smith une réflexion sur les fondements de la science économique. Si la superstructure analytique raffinée de l’économie mainstream actuelle tend à faire oublier aux économistes que leurs hypothèses sont fondées sur une infrastructure anthropologique particulière on a pu voir avec Smith que l’anthropologie et l’économie n’étaient que le revers et l’avers d’une même médaille. Cette lecture de Smith vise ainsi à replacer au centre de l’analyse politique les considérations anthropologiques, comme déterminantes en dernière instance. On peut en tirer deux conséquences pour notre propos: 1) Smith représente une tradition hétérodoxe – remise au goût du jour par A.Sen notamment- de ce que peut être l’intérêt, constitué sympathiquement, pouvant prendre de multiples visages, loin d’un modèle de choix rationnel prôné par l’économie orthodoxe[52]. Cet intérêt ne se limite pas ainsi par ailleurs à un intérêt instrumental mais en tant que constitué sympathiquement il peut prendre en compte des considérations éthiques; 2) il représente également une tradition individualiste particulière comme on l’a montré, qui s’oppose à la représentation anthropologique de ce qu’on a appelé l’individualisme classique. Cet individualisme naît de la reconnaissance de la nécessaire constitution sociale des individus et, partant, de leurs préférences et leurs goûts, qui ne peuvent pas être considérés comme donnés.
Le libéralisme de Smith, et peut-être s’agit-il du libéralisme classique, ou d’une certaine frange du libéralisme classique[53], ne se trouve donc pas facilement enrôlé dans la lecture classique néo-libérale[54], caractéristique de l’Ecole de Chicago, qui se réfère pourtant à lui de façon régulière. En cela le corpus smithien, s’il affronte des problématiques relatives à son contexte, reste d’une pertinence et d’une actualité qu’il faut réévaluer dans le contexte qui est le notre.
Tavola delle abbreviazioni
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Note al testo
[1] Il faut bien souligner ce fait véritable. L’anthropologie est bien l’origine de la politique et de l’économie smithienne. Le concept d’individu opère ce passage de la métaphysique à l’anthropologie, passage qui est effectivement central pour comprendre les positions de Smith. On trouve cela développé dans l’article de Gautier (2009: 85-104).
[2] «Économisme» car ce sont ces conditions qui permettent de développer une analyse strictement économique des comportements humains. Cela est ainsi montré par Hirschman (1977: 46): il faut penser un paradigme de l’intérêt pour rendre les comportements humains prévisibles et pouvoir les étudier économiquement en les modélisant, en cela on pourrait établir une filiation Helvetius-Smith.
[3] Voir Elster (1975). La monade semble être alors le modèle repris par l’économie classique pour penser l’homoeconomicus, partiellement indépendant de la société, puisqu’il ne se sert d’elle que pour parvenir à des fins individuelles.
[4] On peut citer, parmi ceux qui visent Adam Smith comme fondateur de ces dogmes à la fois des auteurs critiques de la tradition libérale et des auteurs libéraux. Lordon (2011: 24), ou on trouve la formule suivant: «Pour les uns l’individu premier a la figure de l’échangiste, et la société est le résultat de la composition harmonieuse des offres et des demandes, magnifiquement produite par la main invisible du marché» Michéa (2006), qui cite directement Smith et critique le fait que le «calcul égoïste», entendez l’intérêt, soit le «seul fondement rationnel de l’harmonie sociale». Chez cet auteur Smith serait aussi le fondateur de l’homoeconomicus, p. 130. Chez les libéraux on trouve cette vision notamment chez Stiegler (1982), ou encore chez Friedman (1978).
[5] Voir par exemple RDN, I, ii, IV, vii: 3 ou encore IV, ii.
[6] Nous prenons donc parti dans le Adam Smith problem, problème relatif à la consistance du corpus smithien. Notre lecture sera qu’il y a une systématicité du corpus et que le fait de voir une contradiction entre deux anthropologies chez Smith, position soutenue par exemple par Marouby (2005), est du à une sur interprétation de certains éléments textuels ou à une mauvaise compréhension de certains concepts, comme celui de sympathie.
[7] TSM, I, iii, 3: «De la corruption de nos sentiments moraux occasionnée par cette disposition à admirer les riches et les grands, et à mépriser ou négliger les personnes pauvres et d’humble condition».
[8] Sur la validité de ce terme voir Biziou (2000).
[9] Nous disons catégories plutôt que concepts parce que le terme d’intérêt, quand il ne s’agit pas de l’intérêt monétaire, n’est jamais défini strictement par Smith dans aucune des 700 occurrences de la RDN ni dans la TSM. L’individu, de même, apparaît souvent mais n’est jamais défini d’une façon déterminée par Smith. Catégorie par ailleurs car l’intérêt a une place précise dans le dispositif théorique smithien et permet de classifier une partie de l’agir humain, si le concept a une dimension intensive la catégorie est extensive.
[10] L’œuvre de Marshall consiste par exemple en cette tentative de montrer que les classiques et les néoclassiques défendent les mêmes thèses, en rapprochant les positions de Smith de l’équilibre walrasien. Il s’agit alors de voir dans une modélisation comment la main invisible génère la meilleure allocation de ressources avec comme seuls éléments à prendre en considération les choix individuels et les acheteurs et vendeurs de produits et de biens. Paul Samuelson (1978), montre, à force de calculs, qu’on peut ainsi comprendre les livres I et II de la RDN comme l’élaboration d’un modèle équilibriste néo-classique standard.
[11] Aussi bien l’École de Chicago que Foucault lui attribuent une place centrale dans leur analyse. Foucault (2004: 282sq), Friedman (1978). Le thème est également récurent chez Stiegler (1982) ou on peut lire que toute la théorie de Smith est fondée sur le socle de l’amour de soi (self-love), ce qui constitue la fameuse «selfish hypothesis» à partir de quoi la RDN est censée être fondée.
[12] C’est généralement l’occurrence qui retient l’attention des commentateurs. On peut citer entre autres Halevy (1995) ou Rotschild (2002). Nous ne rentrerons pas dans le détails des thèses de toutes ces positions, mais présenterons notre lecture de la main invisible dans le corpus smithien.
[13] Dans cet article l’auteur pointe très clairement le fait que la main invisible est recouverte d’interprétations qui tendent à sur-interpréter le rôle de la main invisible dans le corpus smithien, il faut par conséquent balayer ces différentes interprétations avant de revenir au texte.
[14] Hypothèse popularisée par Halevy (1995). On trouve selon lui dans ce texte ce qu’il nomme «l’identité naturelle des intérêts».
[15] Dans ce chapitre Smith montre que le développement économique ne se produit pas toujours dans le bon sens. Le développement des villes a placé trop de capitaux dans l’industrie et le commerce avant de revenir vers l’agriculture. L’ordre optimal aurait du commencer par l’agriculture pour aller au commerce extérieur. Or Smith souligne que c’est le contraire qui s’est produit.
[16] La division du travail rencontre rapidement les limites du marché, ce qui provoque un état stationnaire. Les observations sur la Chine en RDN, I, viii, sont particulièrement intéressantes puisque Smith le décrit comme l’État stationnaire par excellence: «La pauvreté des dernières classes du peuple de la Chine dépasse de beaucoup celles des nations les plus misérables d’Europe».
[17] Il faut entendre naturel ici comme “idéal” et non comme naturel au sens ou on l’entend désormais en français. Smith parle aussi de “jurisprudence naturelle” au sens d’idéale, car elle a besoin d’artifices pour se parfaire.
[18] On trouve un très utile historique de cela dans Montes (2003).
[19] Il s’agit cela dit de la première École Historique Allemande, celle de Hildebrandt, qui se distingue quelque peu de celle, quelques années plus tard, que représente Gustav Von Schmoller, qui attaquera aussi Smith.
[20] Dans la RDN la moralité de l’action n’est jamais discutée et les termes moraux comme «sympathy» ne sont pas employés dans leur usage conceptuel.
[21] Cela se fait toujours chez Smith par imagination, on ne peut que s’imaginer ce que vit l’autre, il n’y a pas d’illusions à avoir à ce sujet chez Smith: la sympathie est imagination pratique. Nous reviendrons d’ailleurs sur ce point.
[22] Ici la traduction française, celle de Germain Garnier revue par Adolphe Blanqui, traduit «self-lov» par «égoïsme». Cette erreur, à notre avis, de traduction, est symptomatique de ce que nous décrivons, c’est à dire une certaine lecture de Smith vu comme partisan de l’égoïsme individuel dans la RDN et en cela elle est intéressante per se. Les traducteurs de la TSM ont été plus inspirés – et informés- de traduire self-love par amour de soi, le terme ayant une histoire très précise depuis la distinction qu’opère Mandeville dans La Fable des Abeilles, II, entre self-love et self-liking.
[23] «Il n’y a qu’un mendiant qui puisse se résoudre à dépendre de la bienveillance d’autrui».
[24] Problème qui est le fruit d’une littérature abondante sur Smith depuis plus de cent ans: chaque commentateur se heurte à celui ci depuis les remarques de Buckle. Il apparaît dans un contexte idéologiquement marqués, celui notamment de la Methodenstreit, opposant Menger à Schmoller.
[25] On peut citer entre autres Michéa (2006: 129): «Sa [à Smith] Théorie des sentiments moraux […] contient des développements à peu près impossibles à concilier avec sa Richesse des Nations» ou Marouby (2005). Le propos de l’auteur demeure une opposition entre les deux ouvrages principaux de Smith.
[26] «Dans le dernier paragraphe de la première édition, j’affirmais que j’entreprendrais dans un prochain ouvrage de donner une explication des principes généraux du droit et du gouvernement, puis des révolutions qu’ils connurent au fil des différents âges et époques de la société; non pas seulement en ce qui concerne la justice, mais aussi la police, le revenu, les armes, et tout ce qui peut être l’objet du droit. Dans l’Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, j’ai en partie tenu cette promesse; du moins pour ce qui concerne la police, le revenu et les armes». Il s’agit du seul passage ou Smith, à notre connaissance, souligne la continuité entre son travail dans la TSM et celui dans la RDN. Il annonce également un autre projet, celui des Leçons de Jurisprudence, jalon essentiel de sa pensée que l’on ne pourra cela dit pas analyser ici.
[27] Le concept de justice intervient plusieurs fois pour déterminer un cadre à l’intérieur duquel les intérêts peuvent être en compétition.
[28] Winch justifie bien l’usage du terme de «philosophie politique» lorsqu’on parle de Smith, et notamment du livre IV de la RDN. Ce qu’il présente dans son ouvre a ainsi tous les aspects de la philosophie politique: une anthropologie, une étude sur la sociabilité, une explication de la formation des sociétés et de leurs évolutions, à quoi on peut ajouter la détermination des droits et devoirs de l’État vis à vis des individus. Sur ce point Smith n’aurait rien à envier à Locke. Il faut noter d’ailleurs que l’économie est à considérer comme une partie de la politique, elle même partie de la philosophie morale.
[29] On est alors en accord avec Jorland (1984) qui énonce que «le “Problème Adam Smith” est bien un faux problème. […] tout simplement parce qu’il est erroné de considérer la bienveillance au fondement de sa morale».
[30] Le premier chapitre est consacré à la notion de système; l’auteur montre d’ailleurs que ce concept est central dans la pensée de Smith et que lui-même a tenté d’en établir un.
[31] Chose vue par Hirschman (1977: 99 notamment).
[32] Cela dit le Adam Smith problem n’est plus seulement pris comme un problème d’inconsistance depuis quelques années, comme le remarque bien Haakonsen (2006). L’introduction: «The coherence of Smith’s Thought», rappelle que désormais on a tendance à appeler Adam Smith problem non pas l’accusation d’inconsistance à laquelle Oncken a déjà bien répondu, mais les difficultés que posent les textes smithiens à être particulièrement reliés: la sympathie et sa place précise dans l’ensemble théorique, la figure de l’intérêt dans la RDN et la TSM, la question de l’anthropologie smithienne, notamment, pour ce qui nous intéresse, celle de son individualisme, ou encore le statut de l’autonomisation de l’économie.
[33] Description et explication qui est le centre du livre II de la RDN par exemple.
[34] L’auteur montre bien comment l’économie chez Hume est fondée sur une anthropologie des passions et une conception de la nature humaine, qui est largement commune à Smith. Il fait d’ailleurs de nombreux parallèles entre les deux auteurs.
[35] Il ne s’agit cependant pas de reconstituer a posteriori une systématicité intégrale de la téorie smithienne en ignorant les ambiguïtés ou difficultés qui peuvent persister dans le corpus.
[36] Nous verrons pourquoi cette formule se justifie.
[37] C’est une traduction du titre original du livre: History of Astronomy: the principles wich lead and direct phisophical enquiries. Le terme «philosophical» désigne ici autant ce qu’on connaît actuellement comme philosophique que le scientifique, la philosophie naturelle.
[38] Nous reprenons ici la traduction de Hamou (2009: 21).
[39] Ce que développe bien Hamou dans son article.
[40] C’est précisément dans ce contexte qu’intervient la première mention de la main invisible dans les Essays.
[41] Griswold (2006: 25): «Smith writes that our senses wil never carry us beyond our own situation». On remarque la parenté certaine avec Hume.
[42] L’imagination puisqu’elle vise l’ordre cherche une systématisation de l’univers par des théories: le projet systématique est rendu nécessaire par cette considération même, Smith ne peut y déroger lui-même. Cela ne signifie pas que la systématisation complète est possible: plus on systématise plus on rend l’univers cohérent plus de nouvelles questions affluent. Smith pense à la fois la systématicité et le nécessaire échec de celle-ci. Il y a bien, si l’on transpose aux comportements humains, une tentative d’intelligibiliser les comportements humains, mais jamais en reniant leur forme nécessairement plurielle: les comportements, comme les individus eux-mêmes, sont multiples, et rendent incohérents toute réduction à un modèle trop étroit et étriqué.
[43] Principe que la première phrase de la TSM exprime d’ailleurs clairement.
[44] Ce principe de modération est centrale pour atteindre le point de convenance sympathique (TSM, I, i, 3 notamment: 37-38).
[45] Je reprends cette expression à Deleule (1979).
[46] «Cette division du travail […] est la conséquence nécessaire, quoique lente et graduelle, d’un certain penchant naturel à tous les hommes […]: c’est le penchant qui les porte à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d’une chose pour une autre». Cette propension est postulée comme naturelle pour Smith du fait des passions que l’on a mis en avant et de l’état de manque qui le caractérise naturellement, tout comme de sa nécessaire relation à autrui.
[47] Nous ne traiterons pas ce point mais l’autonomie morale apportée par le spectateur impartial est le fruit de la relation constante à autrui Voir sur ce point Gautier (2009: 343-356). La construction du sujet moral dans la TSM pose les fondements d’une théorie de la formation de l’individu chez Smith.
[48] «The central point is that we only became aware of ourselves – gain self-consciousness- through our relationship to others» (je traduis).
[49] Qui peut cependant être tiré de certains textes de Smith, notamment dans la RDN, I, 6: 118 ou I, 7: 127, si on prend ces textes de façon isolée. L’individualisme que nous appelons classique part d’une primauté de l’individu, considéré en lui-même, on peut retrouver cela chez Hobbes, Locke ou encore Rousseau.
[50] On peut d’ailleurs être étonné du fait que Marx (2009: 168sq) critique l’anthropologie smithienne comme une “robinsonade”. Il lui substitue une anthropologie relationnelle qui est précisément celle du Smith que nous venons d’exposer.
[51] Cela ne fait cela dit pas de Smith un anti-libéral, Hayek (1948: 6). Se positionne sur ce point comme un héritier de Smith dans un individualisme élargi. Il considère comme fausse «The belief that individualism postulates (or bases its arguments on the assumption of) the existence of isolated or self-contained individuals, instead of starting from men whose nature and character is determined by their existence in society». On ne peut que souligner qu’Hayek vise très juste sur l’individualisme de Smith. Cependant il tend à donner de Smith une lecture proche de celle d’Halevy, que nous avons déjà critiquée. On peut trouver une critique de Hayek et de sa lecture de Smith chez Winch (1997: 384-407).
[52] On peut trouver une critique sur ce même point dans la psychologie comportementale de Kahneman et Tversky (1979) ou les auteurs montrent que les acteurs économiques sont loin d’agir en accord avec le modèle rationnel mais réagissent souvent en fonction de passions, de goût du risque, en surévaluant leur capacité ou en se sous estimant, selon les situations, ou encore en donnant trop d’importance à certains facteurs et pas assez à d’autres.
[53] Angaut (2012, 254): «Sur un certain nombre de points décisifs, que la pensée libertaire s’est souvent contentée de radicaliser, le libéralisme classique pourrait ainsi passer pour une critique explicite de ce qu’on qualifie aujourd’hui de néolibéralisme».
[54] Le terme demanderait une définition spécifique cela dit comme le note Audier (2012). On peut cependant simplifier en définissant comme néolibérale toute théorie qui est une critique de l’État et de son extension, refusant l’intervention publique dans l’économie (i), qui fait une promotion de l’économie de marché au-delà de la sphère strictement économique (ii), qui soutient une croyance en l’autorégulation des phénomènes économiques et financiers (iii).