Philippe Drieux
ABSTRACT: The 193rd article of Descartes’ treatise Passions of the Soul is entitled “De la Reconnaissance” and it describes a passion whose nature has nothing to do with Hegel’s famous concept Anerkennung. This article deals much more with the gratefulness and love someone may feel for his/her benefactor than with what happens when two persons recognize each other’s status or value. There might be no link between the former feelings and the way someone can prove his/her own value and existence to other people. In this sense, “reconnaissance” is the exact opposite of ingratitude – one of the few vices that Descartes concedes to attribute to all human beings. As the concept of gratefulness needs to recognize both the humanity and virtue of the other, I demonstrate a hidden connection between Descartes’ reconnaissance and Hegel’s Anerkennung.
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Dans la forme que lui a donnée Hegel dans les pages célèbres de la Phénoménologie de l’esprit, la reconnaissance désigne la probation d’un être pour soi à travers un conflit radical, où chacun des membres s’efforce au risque de sa vie d’extorquer à son vis-à-vis l’aveu de ce qu’il est – un être qui n’est pas seulement nature. En appeler à l’autre pour attester de ce que l’on est, voilà qui ne sonne pas spontanément cartésien. S’il faut des preuves de ce que l’on est ou de ce que l’on vaut, notamment en tant qu’esprit, chacun est à même de s’en fournir à lui-même par la méditation et d’en fournir à autrui par le discours ou l’art en général[1]. L’indépendance substantielle de l’ego acquise dans la pratique méditative n’est pas simplement une vérité et un principe métaphysiques, c’est aussi une valeur de tout premier ordre : la vertu cartésienne implique au premier chef ce règlement de l’estime de soi-même qui fait reposer le mérite d’un homme sur l’usage qu’il fait de sa liberté[2]. Dans la mesure où cet usage dépend seulement de soi-même, Descartes peut y trouver un critère strictement interne du contentement, qui assure du même coup la possibilité absolue du bonheur en cette vie, quand bien même celui-ci exigerait beaucoup d’effort et une vertu particulière. Mais dans la mesure même où le bonheur ne contient rien en lui qui doive « dépendre d’autrui », la question se pose de savoir quelle contribution exacte l’autre homme peut apporter à mon bonheur. S’il s’agit de rendre à chacun les devoirs qui lui sont dus, à mesure de leur perfection relative par rapport à ma propre personne, au prix d’un oubli de moi-même qui peut aller jusqu’au sacrifice, il s’agit toujours de satisfaire à sa conscience, et non de considérer pour lui-même l’apport extérieur d’autrui à ma propre vertu, non pas seulement à titre d’occasion pour l’exercice de mon jugement mais au titre d’un concours effectif. Si pour être possible, mon bonheur ne doit dépendre que de moi-même, comment pourrais-je tenir compte de ce qui dépend d’autrui dans l’exercice de ma propre vertu ? Et pourtant s’il est un sujet conscient de ses obligations, c’est bien l’auteur de la Correspondance qui nous est parvenue. La reconnaissance conduit donc à s’interroger sinon sur la nature de la vertu, du moins sur ses conditions d’exercice, et sur la place d’autrui dans cette pratique morale. Autrui est-il simplement un objet pour le jugement propre à mesurer sa perfection et à prescrire à ma conscience des obligations, ou bien un sujet capable de m’introduire par sa seule coprésence à la connaissance des devoirs fondamentaux de l’être humain ?
§ 1
Dans une célèbre étude qui rapprochait Descartes de Corneille, Jean-Marie Beyssade insistait sur la parenté entre le héros cornélien et l’homme généreux cher à Descartes L’affirmation de soi passe par celle d’un plein empire sur soi-même, d’une souveraine disposition de son jugement. Le héros cornélien « dispose de soi et de ses volontés même quand la crise tragique, le malheur ou les passions le secouent »[3], il fait preuve d’une « indépendance inaliénable à l’égard de l’extérieur ». Comme chez Descartes, cette affirmation peut même s’effectuer « contre toute raison » et s’opposer à l’ordre de la nature[4], au risque de l’aporie. L’indifférence positive[5] rencontre ainsi les formules de Corneille relatives au héros dit « noir », qui « veut arracher sa liberté à toute nature qui le limiterait : il cherche à tuer l’amour pour retrouver la libre disposition de soi ». En un sens, la « grandeur d’âme est antérieure à l’alternative entre le bien et le mal »[6] et définit l’individu autant que sa propre nature.
Certes un « confident » est requis chez Corneille pour constater la valeur de l’individu qui dispose pleinement de lui-même, et ce témoin disparaît seulement dans la contradiction ultime de l’affirmation contre toute nature [7], qui enferme l’individu dans son autodestruction et le place aux limites du compréhensible. La grandeur ne se conçoit pas sans l’estime, et la conscience de soi-même implique toujours sourdement l’appel à une pensée possible – ce qui est le propre d’une con-science. S’il en appelle implicitement au jugement de tous, à la postérité, l’homme de bien ne saurait attendre d’ailleurs la connaissance et la satisfaction qu’il tire de lui-même. Il ne saurait intégrer à ce jugement quoi que ce soit qui « dépende d’autrui »[8].
La pleine disposition de soi-même constitue donc le caractère même de l’homme de bien, et c’est bien sur cette base que s’édifie la morale cartésienne[9].
Le règlement interne de la question de l’estime de soi-même est la condition expresse de la vertu :
« (…) je ne remarque en nous qu’une seule chose, qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l’usage de notre libre-arbitre, et l’empire que nous avons sur nos volontés »[10].
Cette libre disposition est le critère du bien et du mal pour l’homme, de la louange et du blâme :
« il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé, sinon pour ce qu’il en use bien ou mal »[11].
La bonne volonté appartient en droit au sujet humain, puisqu’elle ne dépend que de lui-même, en quoi il ressemble « en quelque façon » à Dieu[12]. Les hommes doivent se juger égaux à l’égard de ce pouvoir natif. Les vicissitudes de son usage de fait ne permettent de tirer aucune conclusion sur la valeur de tel ou tel, puisque tout homme est à la fois faillible et capable de bonne volonté. Dans cette mesure précise, nul n’a rien à envier à qui que ce soit, nul ne peut mépriser qui que ce soit[13], chacun mérite d’être aidé et servi dans ses efforts :
« Et pource qu’ils n’estiment rien de plus grand que de faire du bien aux autres hommes, et de mépriser son intérêt pour ce sujet, ils sont toujours parfaitement courtois, affables et officieux envers un chacun »[14].
Toutes les autres qualités ou biens dont autrui dispose ne méritent pas d’être convoités, précisément parce qu’ils n’apportent rien de réellement souhaitable, ni pour lui ni pour soi-même :
« tous les autres biens (…) ayant coutume d’être d’autant plus estimés qu’ils se trouvent en moins de personnes, et même étant pour la plupart de telle nature qu’ils ne peuvent être communiqués à plusieurs, cela fait que les orgueilleux tâchent d’abaisser tous les autres hommes, et qu’étant esclaves de leur désirs, ils ont l’âme incessamment agitée de haine, d’envie, de jalousie, ou de colère.[15] »
Le seul vrai bien est communicable[16] et se trouve de fait déjà présent en chacun. A l’inverse, tout ce dont autrui pourrait me priver est de peu de poids. Le tort qu’autrui peut me causer ne me prive jamais de l’essentiel, il ne doit pas même être reconnu comme une offense, sous peine d’avouer sa propre incapacité à préserver dans son jugement la due hiérarchie des biens, c’est-à-dire s’avouer doublement vaincu devant autrui mais surtout devant soi-même[17]. Nous verrons bientôt l’enjeu exact de cette maîtrise de la colère par laquelle l’homme généreux se signale avant tout.
La bonne volonté fournit l’assise de principe d’une relation rationnelle à moi-même et à autrui. Elle indique de façon claire et distincte la norme de la conduite. Ma valeur ne dépend pas d’autrui ni de la fortune ; la bonne volonté est égale et inaliénable en chacun. Autrui apparait donc comme un alter ego dans la description formelle de la générosité.
Ce règlement de l’estime est nécessaire mais toutefois insuffisant, puisque le jugement d’estime ne tient pas compte de ce qui hors de nous se présente comme convenable et détermine l’amour[18]. S’il existe une tension entre ces deux déterminations du bien, comme le montrait J.-M. Beyssade, ces deux points de vue sont complémentaires dès lors que l’on a affaire à l’homme vertueux. La considération de l’indépendance de l’âme et de la « personne séparée dont les intérêts sont en quelque façon distincts de ceux du reste du monde »[19] doit en réalité venir en second dans « les choses qu’il faut savoir » pour bien se comporter. L’indépendance de la substance et le caractère absolu de la volonté en nous doivent finalement être rapportées à la dépendance ontologique propre à l’être fini : il ne « saurait subsister seul »[20] et c’est seulement dans l’horizon de l’ordre des choses, en tant qu’elles lui sont convenables ou non, que doit s’affirmer son libre jugement. Si l’estime de soi-même renvoie à l’indépendance de la substance, l’amour de Dieu permet seul une détermination correcte des biens et des maux et une orientation correcte de la volonté. L’obéissance permet seule de prendre les choses en bonne part et de produire un dépassement de l’intérêt particulier sans lequel le contentement complet est en réalité impossible. Sans ce dépassement de soi, « aucune vraie amitié, ni aucune fidélité, ni généralement aucune vertu », bref aucune perfection liée à l’ordre ne peut nous être conférée, et ne nous restent que la jouissance orgueilleuse et vaine d’une liberté absurde et les « joies passagères qui dépendent des sens »[21].
Les fondements de la sagesse sont donc des principes métaphysiques, correctement ordonnés, dont la connaissance est indispensable à la définition et à l’exercice de la vertu. Lorsqu’on « aime Dieu comme il faut », on est en mesure d’atteindre le contentement plein de sa propre nature qui permet le règlement des passions[22]. Il permet de produire une satisfaction intérieure supérieure à toute tristesse que l’on pourrait recevoir de l’union au corps, à autrui, ou aux objets d’amour. Il permet de faire la part des choses : toute tristesse immédiate, ressentie d’abord comme un mal réel, pourra être vaincue ou convertie en un contentement dès lors qu’elle sera présentée comme un heureux effet de l’ordre.
Ce règlement interne de l’estime et de l’amour caractérise la vertu cartésienne, en tant que maîtrise du jugement. Rien en cela qui dépende d’autrui ou d’autre chose que de moi-même. C’est d’ailleurs la condition expresse qui assure la possibilité de la félicité en cette vie.
§ 2
Surgit toutefois une difficulté directement liée à l’article 193. L’article 156 pose autrui comme alter ego, digne d’être aimé et secouru, au prix même du sacrifice, dès lors que dans l’amitié véritable, « la charité veut que chacun d’eux estime son ami plus que soi-même »[23]. Mais si l’on peut espérer qu’autrui se comporte vertueusement et s’en réjouir le cas échéant, en quoi sa conduite peut-elle directement affecter la mienne ? L’amitié parfaite s’apparente, selon l’article 82 des Passions de l’âme, à l’amour qu’un bon père a pour ses enfants. Mais précisément, celle-ci est « si pure, qu’il ne désire rien avoir d’eux »[24]. De même que le père n’est pas en position d’attendre quoi que ce soit de ses enfants, de même n’a-t-il pas à définir son bonheur en y incluant l’action de son ami quelle qu’elle soit. Ce qu’il leur doit est inscrit d’avance dans la connaissance qu’il a de sa situation et n’est pas contracté dans un rapport concret qu’il entretient avec eux dont il pourrait se sentir redevable ici et maintenant. Le règlement a priori de l’estime et de l’amour prescrit une règle, mais ne fait guère de place à l’effet d’influence a posteriori d’autrui sur moi.
Or l’amitié, cette « chose sainte » requiert non pas tant la vertu de l’autre homme, mais la réciprocité :
« [Les hommes] sont tellement l’objet de cette passion, qu’il n’y a point d’homme si imparfait, qu’on ne puisse avoir pour lui une amitié très-parfaite, lorsqu’on pense qu’on en est aimé, et qu’on a l’âme véritablement noble et généreuse, suivant ce qui sera expliqué ci-après, en l’article 154 et 156. »[25]
Ces articles montrent en effet que tous les hommes peuvent être estimés à égalité, et qu’aucun ne mérite le mépris de l’homme généreux, mais ne diront rien de la première condition. Celle-ci est pourtant rappelée dans la Lettre à Chanut du 6 juin 1647 d’une façon assez mystérieuse. La question de Chanut est de savoir pourquoi nous sommes amenés à aimer certains hommes par des « inclinations secrètes » avant de connaître leur mérite. Il existe bien sûr des causes corporelles – c’est l’exemple rebattu de la jeune fille « un peu louche » – mais d’autres relèvent de l’esprit seul[26]. La singularité d’une âme est sans doute un sujet assez délicat pour échapper au format d’une lettre[27], mais Descartes affirme pourtant que lorsque ces « inclinations secrètes » procèdent de l’esprit,
« elles doivent toujours être suivies[28] ; et la marque principale qui les fait connaître, est que celles qui viennent de l’esprit sont réciproques, ce qui n’arrive pas souvent aux autres ».
Il ajoute enfin à l’adresse de Chanut :
« mais les preuves que j’ai de votre affection m’assurent si fort que l’inclination que j’ai pour vous est réciproque, qu’il faudrait que je fusse entièrement ingrat, et que je manquasse à toutes les règles, que je crois devoir être observées en l’amitié, si je n’étais avec beaucoup de zèle, etc. [29]»
Le fait que n’importe quel homme puisse être aimé sur cette seule condition de l’amour réciproque n’est donc pas équivalent au principe général qui veut que chacun doit en droit estimer autrui à l’égal de soi-même et même faire preuve envers lui de bonne volonté. Quand il s’agit d’aimer un autre homme en particulier, il semble qu’un autre élément soit à prendre en compte que la simple prescription générale de l’amour du prochain. Les causes ici évoquées doivent rendre compte d’inclinations particulières, au nombre desquelles se compte celle de Descartes à l’égard de Chanut.
Elle est par ailleurs directement opposée à l’idée que l’on pourrait aimer n’importe qui pour le motif le plus insignifiant, ou du moins le prétendre dans la flatterie, ce qui est cause du pire orgueil, directement contraire à la générosité[30].
On sait enfin à quel point ces formules et l’ensemble de la correspondance attestent du sentiment cartésien très puissant de la gratitude, et en quelque sorte du poids de l’honneur qu’on lui fait dans la circonstance singulière.
Le devoir se présente ici dans le cadre concret d’une dette contractée dans l’échange. Ce nouveau point de vue, qui est aussi celui de l’article 193, mérite une attention particulière dans la mesure où il est à même de modifier la perspective sous laquelle Descartes envisage la question de l’alter ego.
II.
§ 3
En tant qu’elle est « toujours vertueuse et l’un des principaux liens de la société humaine »[31], la nature de la reconnaissance ne se laisse pas saisir à la seule lecture de l’article 193, dont nous avons rappelé les grandes lignes : il s’agit d’une « espèce d’amour » envers celui dont « nous croyons qu’il nous fait quelque bien, ou du moins qu’il en a eu intention ». Cet amour s’accompagne d’un « désir de nous revancher » lié au fait que la reconnaissance est « fondée sur une action qui nous touche »[32]. Cet amour se fait sentir avec plus de force que celui qui définit la simple faveur précisément pour cette raison, « principalement dans les âmes tant soit peu nobles et généreuses ».
La référence interne à la faveur impose une lecture contextuelle s’impose, qui engage au moins les articles sur la colère, « directement opposée à la reconnaissance », ainsi que son règlement par la générosité[33]. Mais le système formé par ces articles s’étend également en amont, à l’envie et à la pitié, conformément à la classification des passions dressée dans les articles 62 à 65, au début de la Seconde Partie. Descartes y classifie les passions selon qu’elles impliquent un bien reçu ou un bien commis. L’envie implique un bien reçu injustement, la pitié un mal reçu injustement. La faveur et la reconnaissance relèvent du bien commis justement, la seconde en tant que je suis la fin particulière de l’action. L’indignation implique l’action mauvaise faite par autrui, et la colère également pour autant que j’en suis la fin particulière. Ces différentes figures de la passion ne sont pas indifférentes entre elles mais font système, et ménagent entre elles de possibles « glissements ».
Agir sous l’emprise de la colère signifie que l’action commise par autrui est posée comme cause d’un mal, pour moi ou pour mes proches – lorsque je ressens pour eux une affection telle que je les considère comme d’autres moi-même, et que j’éprouve pour eux une grande disposition à la pitié. Le mal causé par autrui constitue alors une offense, c’est-à-dire une action qui nuit à mon intégrité, à la conservation de moi-même prise dans son ensemble. Elle nuit à ma vie ou à mon bonheur. La colère suppose que je prenne cette action d’autrui pour un mal réel. Ce qui me rend sujet à la colère est donc une erreur de l’imagination qui me fait prendre un accident extérieur pour une partie réelle de mon bien, qu’il s’agisse de moi-même ou de mes proches. Je suis sujet à la colère pour autant que je participe aux accidents qui m’arrivent, et que mon imagination permet cette identification indue[34].
Celui qui provoque la colère peut alors revendiquer une double victoire. Il a peut-être attenté à mes biens, mais il me fait surtout déchoir de moi-même. Il a fait en sorte que je reconnaisse, devant lui mais surtout devant moi-même, que son action était une offense – c’est-à-dire qu’il m’a privé de mon empire sur moi-même. Il m’a assigné une identité en me faisant « sortir de mes gonds » pour ainsi dire, il m’a « trouvé » là où j’aurais dû savoir assez bien par moi-même que je n’étais pas. Cette déchéance produira ensuite l’amer repentir d’avoir agi contre moi-même en agissant contre autrui. La vengeance fait directement perdre l’honneur sous le prétexte de le laver[35].
La colère répond ainsi une pro-vocation du moi, qui sous l’injure apparente est en réalité une sorte de défi lancé à ma capacité à maintenir mon empire sur moi-même. La victoire véritable de l’autre – dont il n’a pas nécessairement pleine conscience ni intention sauf à penser qu’il connaît assez ce qui fait qu’un homme peut s’estimer lui-même, ce qui rendrait son attitude de défi d’autant plus perverse qu’il connaît les conditions de la vertu – est un affaiblissement de l’estime que je peux me porter du fait que je n’ai pas pu maintenir l’assiette même de ce jugement. L’atteinte à la dignité apparente fait déchoir de la dignité réelle.
Pour échapper à ces conséquences funestes, il faut d’abord éviter la colère « froide », fondée sur la simple haine et l’orgueil. La vengeance est pour celle-ci le seul moyen apparent de repousser à la fois la nuisance et l’offense et de se conserver soi-même. Il faut accorder une attention particulière à ce mécanisme de la vengeance, parce qu’il caractérise nettement la colère comme opposé de la reconnaissance. La volonté de rendre la pareille est d’abord ancrée dans l’effort de préservation primaire. La première de toutes les forces passionnelles est de rejeter ce qui nuit[36]. La vengeance est portée par le cycle naturel de passion et de comportement qui permet de repousser le danger, en vertu des règles élémentaires de la vie animale. C’est pourquoi elle peut paraître utile[37]. Ici, l’action mauvaise d’autrui me « touche » non pas seulement en ce qu’elle me prend pour objet particulier et me concerne spécifiquement, mais parce qu’elle détermine en moi une réaction passionnelle. La sensibilité à l’action nuisible implique donc le souci de la préservation. Cette action me touche parce que plus simplement elle produit une douleur[38]. Cette réaction spontanée de haine et de vengeance, toute « naturelle » qu’elle puisse être, s’inscrit dans l’urgence vitale du mécanisme corporel.
La colère « chaude » quat à elle implique le sentiment implicite de l’amour excessif qu’on porte à ses biens, à ses proches, à soi-même, en tant qu’il implique une identification erronée du moi. Cette prise de conscience tend à annuler le déclenchement automatique de la vengeance[39]. Si la colère vient simplement d’un excès d’amour pour soi-même ou pour autrui, elle pourra plus facilement être maîtrisée, elle risque moins l’échec fatal de la perte de soi, et surtout, elle trouve en quelque sorte en elle-même de quoi inhiber la vengeance. Elle ne rend pas coup pour coup à la manière de la colère froide qui voyait dans le mal réciproque un devoir absolu de rétablissement de l’honneur. La réaction de la colère chaude est ambiguë, parce qu’elle tend finalement à contrecarrer les joies à terme amères de la vengeance par le contentement tiré de la maitrise de soi-même. La colère chaude est en fait déjà orientée vers une détermination du bien et du mal détachée de la fortune et davantage rapportée à ce que l’on se doit à soi-même.
Elle pourra du même coup faciliter le processus par lequel l’esprit « reprend ses esprits » :
– la colère chaude peut plus facilement se changer en une simple indignation, dès lors que l’on sait qu’autrui ne peut pas réellement me nuire[40];
– l’indignation pourra à son tour être surmontée, dans la mesure où une meilleure connaissance du bien véritable la transforme spontanément en pitié (l’indignation est une tristesse liée au fait de voir qu’autrui agit mal ; or elle peut se changer en moquerie ou en pitié, dans la mesure où c’est aussi en quelque façon « recevoir du mal que d’en faire »[41]).
– elle sera finalement soumise au traitement ordinaire de la pitié, qui consiste à faire prévaloir l’émotion intérieure de faire son devoir en ayant compassion des affligés sur le mal apparent de toute forme de participation à des biens extérieurs.
Ainsi se confirme l’idée d’un système de ces figures passionnelles et de processus qui permettent de glisser de l’une à l’autre en des sens contraires, pour le meilleur ou pour le pire en quelque sorte : la pitié excessive conduit à la colère, mais la colère surmontée peut reconduire à une pitié maîtrisée.
Le mal causé par l’action d’autrui finit alors par être « traité » complètement, et participe à mon contentement, en vertu de la théorie des émotions intérieures : le mal subi dans l’extérieur des sens est non pas effacé mais surmonté et vaincu par le plaisir plus intime et plus puissant qui consiste à sentir à la fois cette passion en soi et la possibilité de la dominer par une émotion intérieure plus forte et pleinement vertueuse.
Ce « traitement » vertueux de la colère, dont on voit qu’il suppose le glissement entre figures passionnelles telles qu’elles doivent être perçues par l’homme généreux, fournit en creux de précieux indices concernant la nature de la reconnaissance.
§ 4
Tout d’abord, la reconnaissance se présente comme l’opposé direct de la colère en tant que pro-vocation. Avouer son échec à maintenir un plein empire sur sa volonté est en quelque sorte une reconnaissance négative de son statut d’être humain, à laquelle la pro-vocation d’autrui fait directement appel. La nuisance éventuelle d’autrui est toujours plus fondamentalement une pro-vocation, un défi, un test de la capacité à se maintenir dans l’assiette de la libre disposition de soi-même. Or là où l’ennemi s’efforçait (indirectement) de me faire chuter en m’infligeant un mal au risque que je le conçoive comme une offense, enclenchant par là une réaction quasiment automatique de vengeance, la reconnaissance s’appuie sur l’hypothèse d’un bien procuré par autrui, au risque de ne pas pouvoir ou de ne pas vouloir le lui rendre – de l’ingratitude[42]. Ici, il s’agit de concevoir ce bien qui m’est fait non comme un plaisir immédiat, ni comme un simple bien accidentel, mais comme un bien expressément produit par autrui pour moi. Il convient de mesurer ce que je lui dois et en même temps ce que je me dois à moi-même. Symétriquement, cette perception doit produire un mécanisme inverse de celui de la vengeance, pour autant que je suis en mesure de prendre en compte non pas seulement mon intérêt immédiat, mais l’apport d’autrui à ma propre existence. Je pourrais en effet en rester au bien reçu et ressenti par les sens comme un élément supplémentaire de confort, mais je dois passer outre ce sentiment qui doit rester extérieur, et réfléchir sur ce bienfait : l’ingratitude n’appartient qu’aux « stupides, qui ne font aucune réflexion sur les bienfaits qu’ils reçoivent »[43].
Dans la vengeance, la réciprocité se fonde sur la nécessité de conserver l’individu. On rend coup pour coup parce qu’il s’agit de se défendre, et de préserver son intégrité. Ici, l’échange des bienfaits ne peut pas seulement reposer sur une institution naturelle, destinée à préserver la société, même s’il n’est pas exclu qu’un tel socle naturel puisse exister. De fait, cette disposition naturelle est effacée chez ces hommes ingrats, qui ressemblent à des « brutes ». Le bienfait fournit plutôt l’occasion d’une considération réfléchie sur ma position respective à autrui. Je dois pouvoir me représenter ce bienfait comme une aide, que je ne mérite pas tant que je ne l’ai pas rendue. C’est-à-dire comme une dette d’honneur. Ce qui me donne en même temps une idée de mon honneur, entendu comme ce qui mérite d’être estimé.
Ce qui signifie qu’en lieu et place de mon abdication et de ma déchéance possibles, se trouve ici l’occasion de me faire valoir en tant qu’être humain.
La « revanche » ici n’est plus tant spontanément dictée par la nécessité de se conserver, ni même celle de conserver la société, que par la découverte indirecte de ma position relative par rapport à autrui, c’est-à-dire par la découverte de moi-même à laquelle m’invite le geste d’autrui. Montrer de la reconnaissance, c’est d’abord reconnaitre sa dette, et produire en soi-même un jugement d’estime de soi qui n’est pas lié au seul plaisir que l’on tire du bienfait.
L’action par laquelle autrui me procure un bienfait, une délicate attention, me fournit l’occasion expresse de me montrer méritant, en allant jusqu’à m’efforcer de procurer à autrui le plaisir équivalent. Or il y a ici une difficulté égale à celle qui consiste à corriger un mal externe apparent en un bien interne véritable : il faut pouvoir considérer la contingence du bien comme on envisage la contingence du mal, et se tenir en dehors de lui comme on cherchait à se tenir en dehors d’elle. La maîtrise de l’union est requise dans les deux cas.
Dans le cas du tort subi, il ne convient pas de se venger parce que nous ne sommes pas réellement atteints par le mal, mais ici il convient de rendre les bienfaits reçus, parce que celui-ci n’est pas simplement un bien immédiat, il est aussi l’occasion de montrer que l’on n’est pas en reste quant au bien que l’on peut faire, c’est-à-dire que l’on est prêt à s’estimer soi-même et autrui selon le seul mérite.
Le sentiment extérieur de confort, dans lequel je risque de laisser se noyer le moi, au risque de la stupidité, ou de l’arrogance absurde, doit être surmonté par le sentiment de la dette. Celle-ci est contractée d’abord par rapport à moi-même, parce que c’est un appel à savoir ce que je me dois à moi-même, avant de savoir ce que je dois à autrui. La sensation du bienfait se prolonge ici en une perception directe de ce que je me dois à moi-même, « touchante » et tournée vers le désir et l’action.
L’action de se revancher témoigne donc de la possibilité de la force d’âme, comme en attestait la fin de l’article 193. Elle me révèle à moi-même le fondement réel de la dignité. Elle me rétablit en moi dans un effet inverse de la colère. La réciprocité de l’échange dans la reconnaissance est alors fondée sur la sortie de la condition animale, sur la perception de sa propre dignité. Mais en vérité, tel était déjà le cas de la colère, parce que le danger à écarter ne suffit pas à expliquer pourquoi l’individu qui se venge pense recouvrer sa dignité atteinte. C’est une définition erronée de l’honneur qui induisait la vengeance. Ainsi, plus fondamentalement, la possibilité de maintenir en soi l’assiette de l’estime implique, à titre de conséquence, une certaine forme de l’échange. Colère et reconnaissance sont opposés et se répondent comme en miroir, tout comme ces deux désirs de « revanche », et déterminent ainsi deux formes de l’échange. D’autre part, cette reconnaissance de ma dette, qui est celle de moi-même et de ma place relative dans l’ordre, implique également la possibilité de l’amour et de l’amitié. La générosité implique donc à titre de caractère essentiel, outre la préoccupation de sa propre liberté, une certaine condition de l’échange.
Autrui me fournit donc, à l’opposé de la pro-vocation indirecte de la colère, une occasion de probation de moi-même, qui est une autre forme de pro-vocation du moi, de sa compréhension de lui-même et de sa place dans l’ordre. La première se faisait au risque de la négation du moi par abdication, la seconde se produit au risque de l’ingratitude, qui est une autre forme de négation du moi. Si ce nouveau « défi » est lancé dans la « douceur », il n’en est pas moins implacable quant à ses conséquences : qui n’est pas prêt à rendre les bienfaits, de façon aussi spontanée qu’il pourrait être tenté de venger ce qu’il eût conçu comme des offenses, n’est pas seulement poussé par une haine passagère, comme dans la colère froide. En faisant preuve d’ingratitude, il n’est pas le jouet d’une passion particulière, qui pourrait l’aveugler pour un temps seulement sur la définition de ce qu’il est. Il manifeste un vice de nature. La reconnaissance est toujours une vertu, parce qu’elle s’oppose non à une passion mais à une privation directe, un vice de la nature qui est l’ingratitude. Un homme digne de ce nom, c’est-à-dire capable de générosité, une âme « tant soit peu noble et généreuse » répond à l’appel (d’elle-même) caché au sein de l’échange des bienfaits.
Tout bien ou mal reçu contient donc cette dimension de pro-vocation de l’ego, constitutive de l’échange humain. Cette philosophie de l’échange ajoute une dimension à la générosité. Si celle-ci peut apparaître à bien des égards comme une passion de la justice distributive, qui aime à rendre à chacun ce qui lui revient selon ses mérites et selon l’ordre des choses, elle apparait ici sous le jour de la justice commutative, qui aime à rendre les bienfaits pour ce qu’elle se doit à elle-même. C’est là la vraie condition de l’amitié, en tant que chose « sainte », propre à entretenir les hommes dans les liens de la communauté, mais surtout d’une communauté humaine, fondée sur la dignité de chacun.
Mais alors, la reconnaissance comme gratitude est en même temps une prise de conscience de soi dans le rapport à l’autre. On aurait tort d’y voir une confirmation de la reconnaissance comme médiation évoquée plus haut. C’est toujours dans le rapport à soi-même que l’individu s’éprouve en premier lieu. Il arrive toutefois que ce retour sur soi soit provoqué, au sens propre du terme, par la présence d’autrui.
Philippe Drieux, Université de Rouen.
[1] DM V.
[2] PA 153.
[3] J.-M. BEYSSADE, « Descartes et Corneille ou les démesures de l’ego. », repris in Descartes au fil de l’ordre, PUF, Paris, 2001, p. 285.
[4] « Ce motif est bien l’affirmation de soi, et du moi dans ce qui est le plus proprement sien, à savoir sa propre liberté, son pouvoir absolu et inconditionné de décision contre toute raison », ibidem, p. 282
[5] Lettre à Mesland, AT IV 173
[6] Ibidem, p. 289.
[7] A propos de Cléopâtre, « Finalement, l’hyperbole du crime sera tout ensemble rejet de la nature et exclusion de la confidente.» J.-M. BEYSSADE, art. cit., p. 296.
[8] PA 156, AT XI 447
[9] Pour une discussion de cette « obsession » prétendue de l’homme généreux à l’égard de sa propre liberté, voir D. KAMBOUCHNER, « L’origine de la générosité », in Descartes et la philosophie morale, Hermann, Paris, 2008, pp.150 et 169.
[10] PA 152,AT XI 445
[11] AT XI 446.
[12] PA 152 AT XI 445.
[13] PA 154 et 155.
[14] PA 156, AT XI 448.
[15] PA 158 AT XI 449.
[16] Davantage de générosité ou d’amour réglé chez l’un n’empêche en rien son développement chez un autre.
[17] PA, 156 : « n’estimant que fort peu toutes les choses qui dépendent d’autrui, jamais ils ne donnent tant d’avantage à leurs ennemis, que de reconnaître qu’ils en sont offensés. » AT XI 448.
[18] PA53, AT XI 373
[19] A Elisabeth, 15 septembre 1645, AT IV 293
[20] Ibidem.
[21] AT IV 293-294 ; « Lorsque nous aimons Dieu, et que par lui nous nous joignons de volonté avec toutes les choses qu’il a créées, d’autant que nous les concevons plus grandes, plus nobles, plus parfaites, d’autant nous estimons-nous davantage, à cause que nous sommes des parties d’un tout plus accompli », A Chanut, 6 juin 1647, AT V 56.
[22] « car s’abandonnant du tout à sa volonté, on se dépouille de ses propres intérêts, et on n’a point d’autre passion que de faire ce qu’on croit lui être agréable ; en suite de quoi on a des satisfactions d’esprit et des contentements, qui valent incomparablement davantage que toutes les petites joies passagères qui dépendent des sens ». AT IV 294
[23] A Chanut, 1er février 1647, AT IV 612.
[24] PA 83, AT XI 389.
[25] PA 83, AT XI 390
[26] A Chanut, AT V 56.
[27] « elle présuppose tant de choses touchant la nature de nos âmes, que je n’oserais entreprendre de les déduire dans une lettre ».
[28] Parce qu’elle est « toujours vertueuse », comme nous le verrons plus loin de la reconnaissance ?
[29] A Chanut, AT V 58.
[30] « (…) la flatterie est si commune partout, qu’il n’y a point d’homme si défectueux, qu’il ne se voie souvent estimer pour des choses qui ne méritent aucune louange, ou même qui méritent du blâme » PA 157, AT 11 449.
[31] PA 194, AT XI 474.
[32] PA 193, AT XI 473-474.
[33] PA 203.
[34] Mon bien ne saurait dépendre de cet accident, de ce qu’autrui peut faire ou ne pas faire. Il réside seulement dans l’usage que je fais de mon jugement à cette occasion. Ce qui me rend ou non content dépend de moi seul, c’est-à-dire de l’usage de l’arbitre. Les autres biens ne valent rien en comparaison de celui-ci.
[35] Cf A Elisabeth du 1er septembre 1645 ; AT IV 285. « La colère peut quelquefois exciter en nous des désirs de vengeance si violents qu’elle nous fera imaginer plus de plaisir à châtier notre ennemi, qu’à conserver notre honneur ou notre vie, et nous fera exposer imprudemment l’un et l’autre pour ce sujet. (…) L’avantage sur l’autre qu’on obtient « n’est souvent qu’une vaine imagination, qui ne mérite point d’être estimée à comparaison de l’honneur ou de la vie, ni même à comparaison de la satisfaction qu’on aurait de se voir maître de sa colère, en s’abstenant de se venger ». (nous soulignons).
[36] « Elle est incomparablement plus violente, à cause que le Désir de repousser les choses nuisibles et de se venger, est le plus pressant de tous. » PA 199, AT XI 447.
[37] « Au reste, encore que cette passion soit utile, pour nous donner de la vigueur à repousser les injures », PA 203, AT XI 481.
[38] Ce qui laisse supposer qu’à l’inverse la reconnaissance implique également un cycle passionnel et un plaisir initial tout particuliers.
[39] PA 200, AT XI 478 : « Lorsqu’on ne veut, ou qu’on ne peut, se venger autrement que de mine ou de parole (…) outre que quelquefois le regret et la pitié qu’on a de soi-même, pour ce qu’on ne peut se venger d’autre façon (…) » L’ambiguïté de la modalité est très notable.
[40] « Ainsi ce qui ne serait qu’un sujet d’indignation pour un autre, est pour eux un sujet de colère », PA 201, AT XI 480.
[41] PA 196, AT XI 475.
[42] C’est pourquoi ce vice n’appartient qu’aux hommes brutaux et sottement arrogants, qui pensent que toutes choses leur sont dues ; ou aux stupides, qui ne font aucune réflexion sur les bienfaits qu’ils reçoivent ; ou aux faibles et abjects qui sentant leur infirmité et leur besoin, recherchent bassement le secours des autres, et après qu’ils l’ont reçu, il les haïssent : pource que, n’ayant pas la volonté de leur rendre la pareille, ou désespérant de le pouvoir, et s’imaginant que tout le monde est mercenaire comme eux, (…) ils pensent les avoir trompés. » PA 194, AT XI 474
[43] PA 194, AT XI 474.