La reconnaissance chez Hutcheson.

Laetitia De Rohan Chabot

Abstract: In his early philosophy, Hutcheson essentially wonders about the principles of our moral approbation, thereby putting a theory of acknowledgement at the center of his philosophy. Acknowledgement seems to be both epistemic and emotional, insofar as it refers to the spectator’s capacity to identify virtue in the agent and to approve it without the help of any previous rational knowledge. Nevertheless, Hutcheson’s thinking gets more complicated when in the Inquiry into the original of our ideas of beauty and virtue, section III, he comes to consider the action’s potential effects, which the moral sense cannot perceive immediately. He admits then that reasoning is necessary to analyze such consequences. What do, then, moral sense and its acknowledgement become? When one considers actions and their consequences, does moral sense not simply experience a moral pleasure with respect to judgments already formulated by reason? We would like to determine whether the intervention of reason in the evaluation of the effectual morality of actions reduces the moral sense’s acknowledgement to an emotional and ultimately secondary reaction.

Introduction.

Laurent Jaffro, dans son article « La formation de la doctrine du sens moral : Burnet, Shaftesbury, Hutcheson »[1], soutient que le philosophe écossais Hutcheson s’intéresse moins à la question de savoir quelle est l’action la meilleure – celle qu’il faut choisir – qu’à la question de savoir quelles sont les qualités des actions bonnes – celles qu’il faut approuver. Ainsi, dans sa première philosophie sur laquelle nous nous appuierons dans cet article, Hutcheson s’interroge essentiellement sur les principes de notre approbation morale, plaçant au centre de sa philosophie une théorie de la reconnaissance. Celle-ci semble être de nature à la fois épistémique et affective, dans la mesure où elle renvoie chez le spectateur à sa capacité d’identifier la vertu chez l’agent et de l’approuver, et cela sans connaissance rationnelle préalable. Le sens moral n’a besoin que de percevoir la vertu pour la reconnaître et l’apprécier. Néanmoins, la conception de Hutcheson se complexifie lorsque, à partir de la section III de la Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, il commence à prendre en compte les effets possibles de l’action, non perceptibles immédiatement par le sens moral : il reconnaît alors la nécessité d’un raisonnement pour analyser ces conséquences. Que deviennent, dès lors, le sens moral et la reconnaissance qui lui était imputée ? Lorsqu’on considère les actions et leurs conséquences, le sens moral ne se contente-t-il pas de ressentir un plaisir moral devant un jugement finalement conclu par la raison ? Il s’agit de comprendre si l’intervention de la raison dans l’évaluation de la moralité effective des actions réduit la reconnaissance opérée par le sens moral à n’être qu’une réaction affective et finalement secondaire. Si tel n’est pas le cas – ce que nous essaierons de montrer, quel peut-être l’intérêt de maintenir une prééminence du sens moral par rapport à la raison dans l’évaluation des actions ?

1. La reconnaissance de la reconnaissance : se rendre à l’évidence.

La première philosophie de Hutcheson, rassemblée dans les quatre traités publiés entre 1725 et 1728[2], entreprend de mettre en évidence un fait, celui de l’approbation morale universelle, afin d’en déduire l’existence d’affections bienveillantes naturelles. Tous les hommes reconnaissent la vertu et le vice, préalablement à toute éducation et à toute connaissance rationnelle des définitions du bien et du mal :

We are all then conscious of the Difference between that Love and Esteem, or Perception of moral Excellence, which Benevolence excites toward the Person in whom we observe it, and that Opinion of natural Goodness, which only raises Desire of Possession toward the good Object. Now “what should make this Difference, if all Approbation, or Sense of Good be from Prospect of Advantage? Do not inanimate Objects promote our Advantage, as well as Benevolent Persons who do us Offices of Kindness, and Friendship? Should we not then have the same endearing Sentiments of both? Or only the same cold Opinion of Advantage in both?” The Reason why it is not so, must be this, “That we have a distinct Perception of Beauty, or Excellence in the kind Affections of rational Agents; whence we are determined to admire and love such Characters and Persons[3].

Hutcheson veut attirer l’attention de son lecteur sur ce qu’on pourrait appeler une évidence affective. Cette évidence est d’abord celle du sentiment de la bonté morale que nous ressentons en nous à l’occasion de la perception d’une action excellente ou d’une affection bienveillante et qui diffère du plaisir que nous prenons à l’observation des objets dotés d’une simple bonté naturelle ou d’une utilité pour notre conservation. Hutcheson en appelle à la conscience que nous avons nécessairement de nos perceptions. Nul n’est besoin de démontrer l’existence de telles perceptions morales : chacun peut s’en remettre à son propre cœur (« heart ») pour s’en convaincre. L’argument de Hutcheson dans ce passage du début du second traité ne repose pas sur la description détaillée du contenu des perceptions occasionnées d’un côté par les objets naturels et de l’autre par les objets moraux. Il repose simplement sur la mise en évidence de la différence entre les sentiments que ressent l’observateur quand il est face à des objets moraux ou face à des objets naturels, alors même que ces deux types d’objets lui sont utiles. Si seule la perspective d’un avantage privé était principe de plaisir, nous éprouverions la même reconnaissance pour un bon plat que pour un ami. Or, tout homme doit se rendre à l’évidence et admettre qu’il n’en est pas ainsi : nous éprouvons des sentiments différents lorsque nous sommes face à un bon plat et lorsque nous sommes face à un tempérament bienveillant.

L’évidence affective en question est aussi celle de la nature des objets que nous observons : la bienveillance est telle que nous ne pouvons pas ne pas la reconnaître. Hutcheson décrit ici une véritable mécanique de l’approbation : la bienveillance excite l’approbation et la perception de la vertu détermine l’observateur à aimer l’agent vertueux. Ainsi, les tendances des actions – orientées tantôt vers le bien privé tantôt vers le bien public – peuvent être identifiées par tout homme, comme Hutcheson le rappelle dans l’introduction des Illustrations :

These different natural Tendencies of Actions are universally acknowledged; and in proportion to our Reflection upon human Affairs, we shall enlarge our Knowledge of these Differences[4].

D’après Hutcheson, cette capacité des hommes à appréhender le vice et la vertu dans les conduites qu’ils observent suppose comme condition de possibilité l’existence en chacun d’un sens moral. Celui-ci est défini comme une détermination de l’esprit à approuver des affections aimables ou les actions qui découlent de ces affections sans avoir en vue notre bonheur privé dans notre approbation de ces actions. Ainsi, comme il l’explique au début de la section I des Illustrations, si ce sont des affections et des instincts qui déterminent les hommes à agir, c’est un sens moral qui doit les déterminer à approuver certaines actions plutôt que d’autres. Le problème de la reconnaissance de la moralité des actions est donc intrinsèquement lié à la théorie du sens moral, et ce à plus d’un titre.

Tout d’abord, le terme de reconnaissance est d’autant mieux approprié à l’exercice du sens moral que ce qui compte pour Hutcheson n’est pas d’établir une définition objective de la nature de la vertu et du vice mais l’existence, chez le spectateur, d’une perception des qualités morales. Il s’intéresse moins à la détermination de l’objet qui provoque l’approbation, la vertu, qu’au fait que les hommes qualifient certains objets d’aimables ou de vertueux. C’est la régularité d’un jugement qui intéresse Hutcheson : la vertu n’existe que par un spectateur qui, parce qu’il éprouve un plaisir d’un type particulier, peut identifier la vertu, comme le montre le passage suivant de la Recherche, ajouté dans la 3ème édition :

Virtue is then called amiable or lovely, from its raising Good-will or Love in Spectators toward the Agent; and not from the Agent’s perceiving the virtuous Temper to be advantageous to him, or desiring to obtain it under that View[5].

La vertu n’acquiert une existence que lorsqu’elle est observée par des individus qui la nomment et, ainsi, la reconnaissent comme telle. C’est bien l’estime des hommes pour d’autres hommes qui est en question, le fondement de la valeur qu’ils s’accordent les uns aux autres, et ce indépendamment de leur intérêt privé : « And I am confident he will find some other Foundation of Esteem than Advantage»[6].

En outre, si, par son sens moral, l’observateur a la capacité d’identifier des qualités morales, il ne peut pour autant en rendre raison : Hutcheson rend bien compte d’un phénomène de reconnaissance et non de connaissance. De même que l’esclave dans le Ménon de Platon parvient à désigner les lignes à partir desquelles dupliquer le carré sans pouvoir démontrer l’opération à effectuer ou que Ménon peut indiquer des cas de vertu sans pouvoir la définir, les spectateurs des actions morales reconnaissent celles-ci sans pouvoir analyser plus avant leur approbation. Toutefois, alors que chez Platon cette reconnaissance est rendue possible par la connaissance antérieure des formes avant l’incarnation de l’âme, aucune connaissance des notions morales ne semble précéder leur reconnaissance chez Hutcheson. Le sens moral est bien une faculté de ressentir un plaisir ou une approbation à l’occasion d’actions ou d’affections morales antérieurement à toute réflexion[7]. Cette insistance de Hutcheson sur l’immédiateté de la reconnaissance opérée par le sens moral répond avant tout à une stratégie polémique doublement adressée : d’une part, contre les théoriciens de l’amour-propre tels que Mandeville ou Hobbes, il refuse que le jugement moral soit déterminé par la considération de l’intérêt personnel et d’autre part, contre Locke, il refuse que ce jugement soit déterminé par la perspective d’une sanction prévue par la loi[8]. Mais elle est aussi la conséquence d’un problème de nature épistémique : les idées morales, c’est-à-dire les perceptions d’approbation que nous recevons à l’occasion d’actions ou d’affections vertueuses, sont des idées simples :

The words Election and Approbation seem to denote simple Ideas known by Consciousness; which can only be explained by synonymous Words, or by concomitant or consequent Circumstances[9].

Les idées simples d’approbation et d’élection reçues par l’esprit à l’occasion d’actions vertueuses ne peuvent faire l’objet d’aucune analyse pouvant donner lieu à une définition. Elles ne peuvent être expliquées qu’à partir d’une description des circonstances de leur apparition ; c’est précisément ce que le rationaliste Burnet reproche à Hutcheson dans la préface de la Correspondance :

J’ai tendance à penser que l’ingénieux auteur de l’Enquête, s’il avait consciencieusement exploré les différentes acceptions des mots bien et mal, et de quelle façon ils étaient tous dérivés du sens propre et premier, ne se serait pas contenté de la simple description du bien moral et du mal moral, du seul fait que l’appréhension que nous en avons a pour effet de produire en nous plaisir et douleur internes ou, ce qui revient au même, amour et aversion[10].

D’après Burnet, s’en tenir à de telles descriptions des plaisirs particuliers, c’est considérer un bien et un mal seulement relatifs. Seule la mise en rapport opérée par la raison des perceptions particulières avec les idées de bien et de mal présentes dans l’entendement divin permettrait de les justifier. Au contraire, Hutcheson considère que ces idées sont irréductibles à d’autres idées et que seul un sens peut les découvrir. La raison n’aurait jamais pu s’y appliquer si elles ne lui avaient été données par ce sens moral. Dans la section I des Illustrations, Hutcheson récuse donc la conception selon laquelle il existerait une norme du bien moral découverte par la raison et qui serait préalable à tout sens :

If what is intended in this Conformity to Reason be this, ‘That we should call no Action virtuous, unless we have some Reason to conclude it to be virtuous, or some Truth shewing it to be so’. (…) If this be intended by Conformity to Truth, then at the same rate we may make Conformity to Truth the original Idea of Vice as well as Virtue; nay, of every Attribute whatsoever. That Taste alone is sweet, which there is Reason to count sweet; that Taste alone is bitter, concerning which ‘tis true that it is bitter; that Form alone is beautiful, concerning which ‘tis true that it is beautiful; and that alone deformed, which is truly deformed. Thus Virtue, Vice, Sweet, Bitter, Beautiful, or Deformed, originally denote Conformity to Reason, antecedently to Perceptions of any Sense. The Idea of Virtue is particularly that concerning which ‘tis Truth, that it is Virtue; or Virtue is Virtue; a wonderful Discovery[11]!

Dans ces lignes, le philosophe met sur le même plan la vertu, le goût, le beau, ce qui a pour effet de rendre l’argument adverse absurde. Le goût nous livre de lui-même ce qui est amer. Il est évident que pour juger d’un goût nous n’avons pas à le mettre en rapport avec une idée de la raison et que cette dernière ne peut rien ajouter au contenu de l’idée. Comme l’a bien montré William Frankena[12], toute l’argumentation de Hutcheson repose sur un double présupposé : que la raison ne découvre que les rapports entre des termes, et non les termes eux-mêmes, et que le bien est une idée simple qui doit faire l’objet d’une perception pour être connue, tout comme les qualités sensibles. Ainsi, sans sens moral, « le bien moral ou le mal moral nous auraient été inconnus »[13], au sens où nous n’aurions même pas été capables de les reconnaître. Par le sens moral, nous apprenons que le bien moral et le mal moral existent sans pour autant être capables d’en donner une définition. Si cette connaissance du bien et du mal moral a lieu, ce ne sera qu’en vertu du travail ultérieur de la réflexion. En effet, dans le passage cité précédemment, Hutcheson précise que si les différentes tendances des actions sont universellement reconnues par les hommes, elles ne sont véritablement connues qu’à force de réflexion sur les affaires humaines[14]. Hutcheson semble y distinguer ce qui relève de la reconnaissance opérée par le sens moral et qui est caractérisée par son immédiateté, et ce qui relève de la connaissance, et suppose le travail de la réflexion et donc de la raison.

La reconnaissance s’opère donc sans norme préalablement établie. Il s’agit de comprendre les modalités d’une telle reconnaissance : comment pouvons-nous identifier ce dont nous n’avons aucune notion préexistante ? La solution que propose Hutcheson réside dans le caractère spécifique du plaisir éprouvé par le sens moral. C’est par et dans le sentiment lui-même que nous identifierions la vertu.

2. La reconnaissance des qualités morales des actions prises abstraitement.

Dans le second traité de la Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, Hutcheson entend rendre compte d’une reconnaissance d’un genre précis : pourquoi les hommes approuvent-ils certaines actions qui ne sont pour eux d’aucune utilité ? Il écrit vouloir « examiner toutes les actions qui partout paraissent pour aimables » et « rechercher les raisons pour lesquelles elles sont approuvées »[15]. Celles-ci sont à chercher dans l’opinion du spectateur qui tient ces actions comme dérivant d’une affection bienveillante. Le principe déterminant de l’approbation réside alors uniquement dans l’opinion qu’a le spectateur de la disposition ou de l’intention bienveillante de l’agent et non dans ses effets.  Par conséquent, alors que l’utilité avérée ne suffit pas à déterminer l’approbation, l’intention bienfaisante suffit seule à rendre aimable une action. Cela permet de rendre compte de l’approbation d’actions inutiles au spectateur, comme la gratitude de l’agent envers son bienfaiteur. Ainsi, pour bien mettre en valeur l’existence d’une bienveillance naturelle en tout homme, Hutcheson considère d’abord les actions prises abstraitement, indépendamment de leurs conséquences utiles ou nuisibles. Ce cadre minimaliste lui permet de dégager le fonctionnement du sens moral.

Le sens moral est doté d’une double fonction: juger de la valeur morale des actions et des affections et approuver cette valeur morale. La reconnaissance opérée par le sens moral semble à la fois épistémique et morale : il identifie les qualités morales et y réagit par une réaction affective appropriée. Toutefois, ces deux étapes ne sont pas distinguées réellement : c’est dans le sentiment d’approbation lui-même que s’opère la reconnaissance de la vertu. En effet, nous appelons vertu tout ce qui agrée à notre sens moral, comme Hutcheson le montre dans la Préface de l’Essai[16]. La vertu est ce que le sens moral présente comme bon. Ainsi, ce plaisir pris aux actions bienveillantes, que Hutcheson distingue des autres plaisirs existants, ne se réduit pas à l’approbation d’une action que l’observateur aurait antérieurement jugée comme bonne : le jugement s’opère par et dans le plaisir moral lui-même. Dans ce plaisir s’opère une reconnaissance épistémique de la vertu. Il apparaît comme le critère de la vertu de l’action permettant de la reconnaître comme telle. De la reconnaissance de ce plaisir dépend donc celle de la vertu – attribuée aux acteurs et aux observateurs qui y sont sensibles ; c’est pourquoi, dans l’Essai, Hutcheson se donne-t-il comme objectif de faire l’analyse des différents plaisirs et affections. Seule la mise au jour de ces plaisirs moraux pourra prouver l’existence d’un sens adapté à ces plaisirs et d’une bienveillance naturelle en chacun. Il faudra donc distinguer les plaisirs et les peines propres aux sens externes, au sens interne de la beauté, au sens public et au sens moral[17].

Ainsi, Hutcheson rend la raison inutile dans la détermination de la vertu et impute au seul sens moral les deux dimensions – épistémique et affective – de la reconnaissance de la vertu. En effet, selon lui, l’activité rationnelle ne portant que sur des rapports, elle ne peut qu’indiquer la bonté relative d’une action par rapport à une fin. Elle dégage seulement la validité d’un rapport de cause à conséquence. Ainsi, dans la section I des Illustrations, Hutcheson montre qu’on peut formuler des vérités sur la propriété et ses conséquences –  « Cela tend au bonheur des hommes : cela encourage l’industrie : cela devrait être récompensé par Dieu » – tout comme des vérités sur le vol – « Cela perturbe la société : cela freine l’industrie : cela devrait être puni par Dieu ». La raison ne fait que dégager une conformité entre une proposition et une réalité (la propriété et le vol dans l’exemple cité. Dans ces exemples, la conformité est commune aux deux types de propositions, alors qu’il existe entre elles une différence morale. Ce n’est donc pas la conformité ou la non-conformité d’une proposition (sa vérité) qui fait qu’elle est bonne ou mauvaise. Par conséquent, ce n’est pas grâce à sa raison qu’un individu reconnaît le bien moral et le mal moral d’une action :

This conformity then cannot make a Difference among Actions, or recommend one more than another either to Election or Approbation, since any Man may make as many Truths about Villany, as about Heroism, by ascribing to it contrary Attributes[18].

L’intérêt du sens moral est donc de rendre possible une reconnaissance de la vertu, par le moyen des sentiments de plaisir et de peine. Par là, aucune « vérité » ou connaissance de l’adéquation de l’action considérée avec une fin donnée n’est délivrée mais simplement une valeur morale, la qualité bonne d’une action pour un spectateur doté d’un sens moral. En effet, le propre des qualités morales est qu’elles sont tout entières définies par leur valeur ; c’est pour cette raison qu’elles n’apparaissent qu’à travers l’approbation d’un spectateur à qui elles procurent un plaisir spécifique. En ce sens, la fonction du sens moral est de produire et de faire apparaître un nouvel objet : la vertu ou le vice. Cela suppose de comprendre que, d’après Hutcheson, le plaisir et le mal moral ne sont pas des perceptions dérivées de la sensation. Ils révèlent une réalité nouvelle, dont l’être consiste dans son caractère bon :

There seems to be some Sense or other suited to every sort of Objects which occurs to us, by which we receive either Pleasure, or Pain from a great part of them, as well as some Image, or Apprehension of them: Nay, sometimes our only Idea is a Perception of Pleasure, or Pain. The Pleasures or Pains perceived, are sometimes simple, without any other previous Idea, or any Image, or other concomitant Ideas, save those of Extension, or of Duration; one of which accompanies every Perception, whether of Sense, or inward Consciousness. Other Pleasures arise only upon some previous Idea, or Assemblage, or Comparison of Ideas. These Pleasures, presupposing previous Ideas, were called Perceptions of an internal Sense, in a former Treatise. Thus Regularity and Uniformity in Figures, are no less grateful than Tastes, or Smells; the Harmony of Notes, is more grateful than simple Sounds. In like manner, Affections, Tempers, Sentiments, or Actions, reflected upon in our selves, or observed in others, are the constant Occasions of agreeable or disagreeable Perceptions, which we call Approbation, or Dislike[19].

Dans ces lignes, Hutcheson montre que la particularité des idées perçues par le sens moral est que ce sont des idées simples qui ne sont pas causées immédiatement par des sensations isolées, mais qui sont provoquées par une impression composée. De même, la beauté n’est pas une qualité perçue par la vue ou par le toucher mais résulte de l’impression d’ensemble d’un tableau. Dès lors, cette perception n’est pas une sensation mais un sentiment, c’est-à-dire une perception simple non réductible à un agrégat de sensations. Le sentiment perçoit quelque chose de plus que ce que perçoit la sensation : alors que celle-ci m’indique juste que l’enfant va aider la vieille dame à traverser la rue, mon sens moral me dit « c’est bien ». Par là, il me fait percevoir une idée nouvelle, celle de la vertu. On comprend donc mieux comment le jugement et l’approbation peuvent être pris en charge par le seul sens moral. En approuvant, le sens moral juge qu’une qualité est bonne moralement. Et d’après Hutcheson, il n’y a rien de plus à dire pour identifier la vertu. C’est ainsi que Hutcheson répond à Burnet qui, dans sa lettre du 10 avril 1725, expliquait que le plaisir et la peine n’étaient pas la règle du jugement, mais la conséquence du fait de découvrir que nous avions bien jugé en accord avec la raison. D’après le rationaliste, ils n’étaient que l’effet du sens interne de la joie et de la peine réagissant affectivement aux jugements de la raison. Pour Hutcheson le plaisir moral ressenti ou l’approbation ne suivent pas le jugement mais le constituent.

Cette interprétation va dans le sens d’une lecture cognitiviste de Hutcheson : le sens moral n’est pas réduit à une réaction affective, mais identifie, par ses sentiments de plaisir et de douleur, des qualités morales. Comme l’a montré Jean-Michel Vienne[20], il combine une appréhension qui est à la fois cognitive, affective et normative. Cette lecture trouve un appui incontestable dans les passages où Hutcheson, que ce soit pour prouver la naturalité du sens moral contre les théoriciens de l’amour-propre ou pour préserver l’autonomie de la morale contre les normes transcendantes des rationalistes, insiste sur l’originarité des perceptions morales par rapport aux jugements de la raison.

Toutefois, qu’en est-il lorsque Hutcheson élargit le cadre à l’intérieur duquel l’action était jusqu’ici considérée c’est-à-dire lorsque, à partir de la section III de la Recherche, il commence à considérer les conséquences des actions et leurs effets sur le bien public ? La raison semble alors nécessaire pour déterminer cette moralité complexe des actions. Dès lors, peut-on considérer que la reconnaissance de la moralité des actions prises in concreto revienne au sens moral ? Faut-il soutenir que c’est la raison qui, au moyen de ses calculs, identifie la vertu que manifestent les actions et que le sens moral ne fait qu’approuver ces jugements ? Ce qui est en jeu est la nature de la reconnaissance opérée par le sens moral : si, dans ce cadre élargi, c’est la raison qui calcule le degré de moralité des actions, alors la reconnaissance qu’exprime le sens moral est susceptible de perdre la spécificité qu’elle recelait à nos yeux, qui était d’être à la fois épistémique et affective.

3. La complexité de la moralité bien comprise.

Nous voudrions montrer que, même lorsque Hutcheson s’intéresse aux conséquences des actions, la valeur morale globale des actions doit encore être reconnue par le sens moral. L’évaluation rationnelle du rapport des actions au bien commun ne suffit pas à apprécier la vertu d’un agent et encore moins à susciter une adhésion active, de la part du spectateur, à la vertu ainsi reconnue.

A partir du paragraphe III de la section III de la Recherche, Hutcheson ne s’intéresse plus tant au principe du jugement moral d’une personne face à une action – où c’est la croyance dans l’intention bienveillante de l’agent qui est déterminante – qu’à l’accord pouvant exister entre plusieurs personnes sur la moralité d’une action :

This is still allowed to be the way of deciding the Controversy about any disputed Practice, viz. to inquire whether this Conduct, or the contrary, will most effectually promote the public Good[21].

Cet accord n’est pas trouvé dans l’impression de bienveillance qui résulte de la contemplation des actions prises isolément mais dans l’estimation de l’influence de l’action sur le bien universel de l’humanité. L’idée que l’utilité du bien public entre en compte dans le jugement moral apparaît alors.

Dans la suite du paragraphe, Hutcheson commence à réfléchir sur la justification de l’approbation des actions, et notamment de celles qu’on approuve alors qu’elles paraissent mauvaises :

All the moving and persuasive Vindications of Actions, which may, from some partial evil Tendency, appear evil, are taken from this, that they were necessary to some greater Good, which counterbalanced the Evil[22].

Les exemples que prend Hutcheson – la sévérité, le châtiment – renvoient à des actions ou à des affections qui semblent malveillantes quand elles sont considérées abstraitement, indépendamment de leurs conséquences. Par là même est reconnu le décalage pouvant exister entre notre jugement immédiat et notre jugement réfléchi. La seule opinion de l’intention bienveillante de l’agent que nous formons de façon immédiate doit être étayée par une démonstration de l’utilité de l’action pour le bien public. Ainsi, comme il est dit au tout début de la section IV, il peut nous arriver de devoir justifier une action condamnée ou soutenir sa légitimité[23]. Nous montrons alors que l’action n’a pas été nuisible mais bénéfique. Cela, d’après Hutcheson, doit confirmer que le fondement universel de notre sens moral est la bienveillance. Mais si c’est elle qui suffit seule à fonder la moralité d’une action, ce n’est que par la considération des conséquences de l’action à laquelle elle est supposée avoir mené qu’on parvient à la vérifier. Ainsi, il est intéressant de constater que la bienveillance d’une action se prouve par l’attention portée aux conséquences. Plus encore, il semble que l’intention de l’agent de faire le bien n’est pas le seul critère pour définir la bienveillance : la nature des effets de la bienveillance semble aussi entrer dans sa définition, comme le montre le § VI de la section III. Hutcheson y énumère les différents types de bienveillance, de la plus estimable à la moins estimable. A chaque fois, la bienveillance se caractérise par l’extension de ses effets sur le bien public. Ainsi, plusieurs dispositions, que ce soit des mouvements sereins de la volonté, des affections, des instincts ou des passions, peuvent être qualifiées de bienveillantes, dans la mesure où elles visent à chaque fois le bien d’autrui. Mais elles sont plus ou moins bienveillantes selon le nombre d’individus auxquels leurs effets bienfaisants s’appliquent. La beauté morale d’une disposition est donc le produit de l’intention de l’agent et de la contribution de son action au bien public.

Dès lors, cette intégration du bonheur public dans l’évaluation de la plus ou moins grande beauté morale d’une action ne rend-elle pas le sens moral inapte à reconnaître la vertu ? En effet, il est remarquable que le paramètre du bien public soit accompagné, dans ces paragraphes, d’une entrée en scène de la raison. On peut déjà avancer que celle-ci apparaît avec le problème, mentionné dans le paragraphe précédent, de la justification que les individus doivent parfois donner aux jugements qu’ils portent sur une action observée : en cas de désaccord avec les autres spectateurs d’une action, les individus doivent rendre compte de leur jugement d’approbation ou de condamnation en donnant des « raisons » à ce jugement. Mais la raison intervient aussi plus tôt, dès le moment de l’évaluation de l’action : comme Hutcheson l’écrit au §V de la même section, la raison peut en effet « découvrir certaines limites à l’intérieur desquelles nous pouvons agir par amour-propre sans que cela soit incompatible avec le bien du Tout »[24]. Le paramètre de l’utilité publique ayant été introduit dans les pages précédentes, l’amour propre n’est pas forcément mauvais en ce qu’il peut contribuer au bien général. C’est à notre raison de dégager les rapports entre une action particulière guidée par l’amour propre et son bienfait pour le Tout, et ainsi d’évaluer la bienfaisance d’une telle action guidée par l’amour-propre. L’intervention du paramètre du bien public suppose donc l’intervention de raisonnements, comme si les perceptions du sens moral ne pouvaient qu’estimer la vertu de la disposition de l’agent et non la moralité effective de son action[25]. Or, une dissociation entre la disposition vertueuse du sujet et la moralité effective de l’objet peut apparaître, comme dans le cas d’une action causant un mal plus grand à son agent qu’elle ne fait de bien à autrui :

So that a Man who reasoned justly, and considered the Whole, would not be led into it, were his Benevolence ever so strong; nor would he recommend it to the Practice of others; however he might acknowledge, that the Detriment arising to the Agent, from a kind Action, did evidence a strong Disposition to Virtue[26].

Dans cet exemple, la disposition de l’agent est vertueuse mais son idée du devoir est erronée et affaiblit la moralité effective de son action. Ainsi, « quoique toute affection bienveillante, considérée abstraitement, soit approuvée par notre sens moral »[27], elles ne sont pas toutes vertueuses si l’on prend en compte leur effet sur le bien du Tout. La raison est donc ce qui permet aux hommes de « juger de la tendance des actions » et de ne pas « suivre stupidement la première apparence du bien public »[28]. Faut-il en déduire que le sens moral n’a finalement aucun rôle déterminant dans le jugement des actions considérées in concreto ? Face à de telles actions, il se contenterait de réagir affectivement à un jugement prononcé antérieurement par la raison et ne ferait que rendre aimables au spectateur les actions dont la raison aurait déjà prouvé qu’elles étaient publiquement utiles. La suite de la section ne semble pas aller dans le sens de cette interprétation. En effet, Hutcheson y écrit que c’est « notre sens moral de la vertu » qui nous fait juger d’après la règle du plus grand bonheur du plus grand nombre[29], ou encore que c’est ce sens qui recommande certaines actions plutôt que d’autres à notre choix, selon leur tendance « la plus universellement illimitée au bonheur le plus grand et le plus étendu »[30]. Comment expliquer cette permanence du recours au sens moral ?

Premièrement, nous devons ici nous souvenir que dans la conception de Hutcheson, la raison n’est jamais capable de découvrir l’idée simple du bien moral. Il existe une solution de continuité entre la preuve de l’utilité d’une action et le jugement consistant à dire « c’est bien », quel seul le sens est capable de formuler par la perception d’un plaisir particulier. Ainsi, dans la première section des Illustrations, alors que Hutcheson réfléchit à l’association traditionnelle de l’épithète  « raisonnable » avec la vertu plutôt qu’avec le vice, il rappelle que la raison ne recommande rien comme étant vertueux, mais déduit seulement l’utilité de quelque chose pour une fin donnée, celle de telle action pour l’intérêt de l’individu ou pour l’intérêt public :

Again, in all Men there is probably a moral Sense, making publickly useful Actions and kind Affections grateful to the Agent, and to every Observer: Most Men who have thought of human Actions, agree, that the publickly useful are in the whole also privately useful to the Agent, either in this Life or the next: We conclude, that all Men have the Same Affections and Senses[31].

Le sens moral est ce grâce à quoi l’observateur apprécie les douces affections mais aussi les actions dont l’exercice de la raison a montré qu’elles étaient utiles. Seul le sens moral nous informe que de telles actions sont agréables à tout observateur indépendamment de son intérêt, et partant qu’elles sont véritablement bonnes moralement. Ainsi, même pour les actions considérées dans leurs effets concrets, c’est toujours le sens moral qui, en dernière instance, reconnaît la vertu. En outre, même dans le passage de la section III de la Recherche dans lequel Hutcheson proposait une évaluation des dispositions bienveillantes selon le critère de l’utilité publique, le résultat final – qui associait disposition et utilité publique – était désigné par l’expression de « beauté morale »[32]. La conclusion de la raison sur l’utilité d’une action se mue finalement en objet esthétique : il contribue à l’apparence plus ou moins belle de l’action observée. Ainsi, le jugement final relatif à la moralité d’une action semble encore formulé par le sentiment. Dès lors, le sens moral est ce qui estime la moralité globale d’une action en mettant en rapport les dispositions de l’agent et les effets de l’action. En effet, les axiomes ou les propositions que Hutcheson propose au lecteur afin de calculer « la moralité de n’importe quelle action avec toutes ses circonstances »[33], reviennent à chaque fois à mettre en balance les dispositions ou les capacités de l’agent avec la quantité de bien public qu’il produit. A ce propos, il n’est peut être pas anodin que Hutcheson ait supprimé dans la dernière édition de la Recherche les formules mathématiques censées permettre ce calcul. Si c’est le sens moral qui rend son verdict en dernier, une impression générale de la moralité résultant du rapport entre les capacités et les effets produits suffit – tout comme le sens de la beauté juge à partir de l’impression générale qui se dégage d’un ensemble de sensations particulières. Ainsi, si le travail de la raison est nécessaire pour dégager la bienfaisance générale d’une action, cette faculté ne saurait reconnaître ultimement la bonté d’une action :

For we are not to imagine, that this Sense should give us, without Observation, Ideas of complex Actions, or of their natural Tendencies to Good or Evil ; it only determines us to approve Benevolence, whenever it appears in any Action, and to hate the contrary. So our Sense of Beauty does not, without Reflection, Instruction or Observation, give us Ideas of the regular Solids, Temples, Cirques, and Theatres; but determines us to approve and delight in Uniformity amidst Variety, wherever we observe it[34].

Si le sens moral approuve la combinaison des dispositions et des conséquences dégagées préalablement, c’est encore l’impression d’ensemble, la beauté résultante de cet équilibre qu’il apprécie. Ainsi, si le sens moral demeure « spéculaire », comme le qualifie Laurent Jaffro, désignant par là la dimension esthétique du sens moral, ce n’est pas dans le sens d’une pure passivité, étant donné qu’il opère une mise en rapport ou une estimation à partir de différentes données. Il n’exprime pas une simple gratitude à l’égard d’un agent qui aurait été jugé vertueux par la raison : il juge que cet agent est vertueux.

Cette « recommandation » émise par le sens moral semble lui conférer une fonction dans l’élection que nous pouvons formuler face à différentes actions possibles. Doit-on, comme le dit Laurent Jaffro citant Stephen Darwall[35], n’y voir qu’un « éclaircissement » et non une motivation ? N’aurait-il aucun rôle déterminant pour l’action ?

4. Au-delà de la reconnaissance : le sens moral comme principe d’action.

Cantonner le sens moral à un organe de « reconnaissance », revient peut être à sous-estimer son rôle dans la vie morale des individus. Certes, Hutcheson insiste bien sur le fait que les affections sont au principe de l’élection alors que le sens moral est au principe de l’approbation[36], et que la bienveillance est le motif premier des actions vertueuses. On peut déjà noter que la distinction entre sens moral et bienveillance n’est pas toujours très claire comme c’est le cas au début de la section VII de la Recherche :

There is naturally an Obligation upon all Men to Benevolence; and they are still under its Influence, even when by false, or partial Opinions of the natural Tendency of their Actions, this moral Sense leads them to Evil[37].

Toutefois, quand bien même il faut maintenir une distinction entre le sens moral et la bienveillance, celui-là, en tant que principe d’approbation, est une cause nécessaire de l’action morale. Le fait que les passions et les affections soient identifiées par Hutcheson comme étant les motifs ou les causes immédiates de l’action humaine dans la section II de la Recherche, n’empêche pas que le sens moral en soit une cause indirecte. En effet, le philosophe écrit à plusieurs reprises que ce sens « dirige » l’action[38]. Certes, on doit reconnaître que son influence sur la pratique agit essentiellement en éclaircissant la valeur de l’action à choisir. Mais on a du mal à voir en quoi cet éclaircissement n’aurait pas un effet déterminant dans le déroulement de l’action. En effet, si l’on se reporte aux raisons pour lesquelles Hutcheson disqualifie la raison comme principe d’action, elles ne portent pas seulement sur l’incapacité de cette faculté à nous faire désirer une fin et ainsi à nous mettre en mouvement, mais aussi sur son incapacité à nous proposer une fin :

Comme si la raison ou la connaissance de n’importe quelle proposition vraie pouvait jamais nous mettre en action lorsqu’il ne s’offre aucune fin et que nous n’avons aucune affection ni aucun désir qui nous porte à cette fin[39].

Le désir ou l’affection ont pour fonction d’entraîner le sujet dans la poursuite d’une fin donnée mais non d’indiquer cette fin. Dans les Illustrations, Hutcheson attribue au sens moral ce pouvoir d’indiquer une fin : lui seul permet de justifier la valeur d’un but poursuivi et d’en faire une fin voulue pour elle-même. Si les instincts ou les affections nous poussent d’eux-mêmes au bien, ils ne peuvent identifier quel est ce bien. En outre, une simple connaissance de la moralité ne suffit pas : il faut un moteur affectif qui puisse entraîner le désir de l’agent. Partant, dans la mesure où elle confond jugement et approbation, la reconnaissance opérée par le sens moral représente un intérêt indéniable pour l’action : elle permet d’identifier une fin comme étant désirable. Pour avoir un effet pratique, le jugement semble devoir être associé à une reconnaissance affective, ce que permet justement le sens moral. Si la bienveillance suffit à mettre le sujet en mouvement vers le bien public, et qu’elle oblige par elle-même les sujets au bien public, le sens moral demeure nécessaire pour indiquer dans quelle direction se trouve cette fin poursuivie indépendamment de lui. Laurent Jaffro a bien insisté sur le fait que chez Hutcheson, l’obligation n’émanait pas du sens moral lui-même[40] ; peut-être est ce pour éviter de tomber dans cet écueil qu’il a finalement exclu le sens moral de toute détermination pratique. Pour nous, c’est précisément parce qu’il est principe d’approbation et d’élection et qu’il reconnaît les qualités morales, mais aussi parce qu’il est déterminé dans ses jugements par l’objet qui se donne à sa perception que le sens moral est aussi un principe déterminant pour l’agent. Le spectateur si cher à Hutcheson est toujours aussi un acteur en puissance.

Conclusion.

Au terme de ce parcours dans les premiers écrits de Hutcheson, le terme de reconnaissance nous semble approprié pour décrire la théorie du sens moral que le philosophe écossais élabore. En effet, celle-ci répond avant tout au souci qu’il a de prouver la disposition naturelle des hommes à la bienveillance indépendamment de toute considération d’intérêt privé, et fonde de la sorte la condition de possibilité d’une reconnaissance authentique entre individus. Il nous semble qu’en distinguant les actions prises in concreto de celles considérées in abstracto, Hutcheson offre une conception du jugement moral plus fine que ce qu’on en a souvent dit. En effet, cette analyse lui permet de concilier la primauté du sens moral dans le jugement moral et la nécessité d’un recours aux raisonnements quand il s’agit d’évaluer le degré de moralité d’une action considérée avec ses conséquences. En outre, maintenir le sens moral comme sujet ultime de la reconnaissance de la vertu rend possible, à nos yeux, le passage de l’observation de la vertu à sa réalisation. Car le sens moral fait que la reconnaissance de la vertu est toujours aussi une reconnaissance affective, suscitant le désir du sujet de bien agir.


[1] Le sens moral ; Une histoire de la philosophie morale de Locke à Kant. Coordonné par Laurent Jaffrot, Paris, Puf, 2000.

[2] Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu en deux traités, Essai sur la nature et la conduite des passions et affections, Illustrations sur le sens moral.

[3] An Inquiry into the Original of Our Ideas of Beauty and Virtue, II, I, I, London, 1738, p. 112-113. Nous utilisons la quatrième édition de 1738 de l’Inquiry sauf indication contraire (orthographe modernisée), l’édition Liberty Fund pour l’Essay et les Illustrations qui l’accompagnent, et la traduction française de la Correspondance entre Gilbert Burnet et Francis Hutcheson proposée par Olivier Abiteboul.

[4] Illustrations upon the Moral sense, Introduction, Indianapolis, Liberty Fund, 2002, p. 133.

[5] Inquiry into the original of our Ideas of beauty and virtue, II, I, VIII, p. 130.

[6] Ibid., II, I, III, p. 118.

[7] En ce sens, on peut rapprocher de cette conception de la reconnaissance celle qu’esquisse Axel Honneth dans le chapitre III de la Réification : « Il me faut maintenant expliciter la thèse selon laquelle l’attitude participante et engagée précède la saisie neutre de la réalité ; en d’autres termes, il me faut expliciter la thèse selon laquelle la reconnaissance précède la connaissance » (La réification, Petit traité de Théorie critique, Paris, Gallimard, 2005, p. 52) ; à cette différence près que la reconnaissance dont parle Honneth dans ce chapitre est purement affective, tandis que la spécificité de celle qu’on trouve chez Hutcheson est d’être à la fois épistémique et affective.

[8] Anne-Dominique Balmès rappelle les modalités de ce double combat dans l’avant-propos de sa traduction de l’Inquiry, parue chez Vrin : « Locke avait expliqué que tout homme cherche son seul bonheur, et n’est guidé dans cette recherche que par la crainte du châtiment » (p. 8) ; « Mandeville, à la suite de Hobbes, s’était efforcé de montrer dans sa fameuse Fable des abeilles (1714), explicitement visée dès le titre de l’Inquiry, que le principe de toute morale réside dans l’amour-propre ou le caractère intéressé de la nature humaine » (p. 13), Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, Paris, Vrin, 1991.

[9] Illustrations, Introduction, p. 134; ‘All Men feel something in their own Hearts recommending Virtue, which yet it is difficult to explain’, Essay, Preface, p. 7.

[10] Correspondance entre Gilbert Burnet et Francis Hutcheson (1725), Préface, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 140.

[11] Illustrations, I, p. 147-148.

[12] ‘Hutcheson’s moral sense theory’, Journal of the History of Ideas, 16/3, (1955), p. 356-375.

[13] Correspondance entre Gilbert Burnet et Francis Hutcheson (1725), Lettre de Philanthropus du 9 octobre 1725, p. 179.

[14] ‘These different natural Tendencies of Actions are universally acknowledged; and in proportion to our Reflection upon human Affairs, we shall enlarge our Knowledge of these Differences’; Illustrations upon the Moral sense, Introduction, p. 133.

[15] ‘If we examine all the Actions which are counted amiable any-where, and inquire into the Grounds upon which they are approved’, Inquiry, II, III, I, p. 166.

[16] “We must therefore only assert in general, that “every one calls that Temper, or those Actions virtuous, which are approv’d by his own Sense (…)” Essay, Preface, p. 7.

[17] Essay, I, p. 17.

[18] Illustrations, I, p. 137.

[19] Essay, I, p. 16-17.

[20] « Le sens moral est précieux pour ses partisans, car il unit dans une même expérience contenu et sanction (ou motivation) », J.M. Vienne, Expérience et raison, les fondements de la morale selon Locke, chapitre 3, Vrin, 1991, p. 67. Jean-Michel Vienne explique comment la théorie du sens moral de Hutcheson tente de sauver la morale « de la contingence qui la guette depuis que Locke la soumet à l’entendement individuel, forcément incertain » tout en respectant les principes de l’empirisme de Locke (op. cit., p. 64).

[21] Inquiry, II, III, III, p. 169.

[22] Ibid., II, III, III, p. 171.

[23] ‘If we are vindicating a censured Action, and maintaining it lawful’, Ibid., II, IV, I, p. 200.

[24] ‘Our Reason can indeed discover certain Bounds, within which we may (…) act from Self Love, consistently with the Good of the Whole’, Ibid., II, III, V, p. 175.

[25] On peut considérer que la moralité effective comprend la bienveillance (l’intention vertueuse de l’agent)  et la bienfaisance (l’effet positif de l’action sur le bien public).

[26] Ibid., II, III, VI, p. 177.

[27] ‘Tis here to be observed, that though every kind Affection abstractly considered, is approved by our moral Sense’, Ibid., II, III, IX, p. 183.

[28] ‘Men have Reason given them, to judge of the Tendencies of their Actions, that they may not follow the first Appearance of publick Good’, Ibid., II, IV, III, p. 207-208.

[29] ‘We are led by our moral Sense of Virtue to judge thus’, Ibid., II, III, VIII, p. 180.

[30] ‘ From these Observations, we may see what Actions our moral Sense would most recommend to our Election, as the most perfectly virtuous: viz. such as appear to have the most universal unlimited Tendency to the greatest and most extensive Happiness of all the rational Agents, to whom our Influence can reach’, Ibid., II, III, X, p. 184.

[31] Illustrations, I, p.148.

[32] Inquiry, II, III, VII, p. 179.

[33] ‘To find an universal Canon to compute the Morality of any Actions, with all their Circumstances’, Ibid., II, III, XI, p. 187.

[34] Inquiry, II, IV, III, p. 205.

[35] Voir Jaffro, op. cit., p. 45.

[36] Illustrations, I, p. 142-143.

[37] Inquiry, II, VII, I, p. 267-268.

[38] ‘ In comparing the moral Qualities of Actions, in order to regulate our Election (…), we are led by our moral Sense of Virtue to judge thus’ Inquiry, II, III, VIII, p. 180 ; ‘From these Observations, we may see what Actions our moral Sense would most recommend to our Election’ Ibid., II, III, X, p. 184. ‘Notwithstanding the mighty Reason we boast of above other Animals, its Processes are too flow, too full of Doubt and Hesitation, (…) to influence our Actions for the Good of the Whole, without this moral Sense’, Ibid., II, VII, III, p. 272.

[39] Recherche, II, III, XV; Ajout absent de l’édition anglaise de 1738. Nous nous fions à la traduction de la Recherche proposée par A.-D Balmes parue chez Vrin en 1991, p. 189.

[40] Voir Jaffro, op. cit. p. 44.

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